Barbet Schroeder – « Barfly » (1987)

Barfly est, sur le papier du moins, un prototype étrange, celui d’une « commande d’auteur » née d’une rencontre précieuse à San Francisco. Barbet Schroeder est en train de monter son documentaire Koko, le gorille qui parle, lorsque sa route croise celle de Charles Bukowski. Admirateur de l’écrivain et de son œuvre, il a toujours buté sur des détails lui donnant l’impression que ses nouvelles étaient impossibles à transposer au cinéma. Il demande alors à l’auteur, néophyte en la matière, de lui écrire le scénario d’un long-métrage, ce que ce dernier va accepter. Ce script, foncièrement autobiographique, dans lequel on retrouve son alter ego littéraire Henry Chinaski (qui sera dix-ans plus tard de nouveau présent sur grand-écran dans Factotum), mettra plusieurs années (environ sept) avant de pouvoir être financé, puis tourné. L’amitié naissante entre les deux hommes se nourrit et se renforce paradoxalement de ces aléas de gestation. Ils passent énormément de temps ensemble, le cinéaste se met à fréquemment filmer son acolyte lors de soirées alcoolisées. Il accouche progressivement d’une série documentaire, The Charles Bukowski Tapes, composée de cinquante épisodes de cinq minutes. Le projet Barfly, censé être développé par la Cannon, qui, aussi improbable que cela puisse paraître, cherchait à se diversifier (Le Roi Lear de Jean-Luc Godard se monte dans la même temporalité), fait face aux difficultés financières du groupe. La firme, endettée, doit limiter ses productions et tend à sacrifier le film peu avant le début du tournage. C’est finalement grâce à un certain Francis Ford Coppola et sa société American Zoetrope qu’il sera sauvé et pourra voir le jour.

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Tandis que Bukowski rêvait de voir son ami Sean Penn camper le rôle-titre, le bad boy voulait imposer Dennis Hopper à la réalisation. Loyal et surtout conscient que son écrit a été pensé pour Barbet Schroeder, en plus dit-on, de mépriser personnellement Hopper, l’écrivain ne cède pas. C’est finalement à Mickey Rourke, révélé plus tôt dans Rusty James (aux côtés de Matt Dillon qui sera ultérieurement l’interprète de Factotum), qui vient d’enchaîner L’Année du dragon, Angel Heart et 9 semaines 1/2, de prêter ses traits à Henry Chinaski. Face à lui, une icône hollywoodienne sur le déclin, Faye Dunaway. Après sa révélation dans les années 60 puis une belle décennie 70, l’actrice accumule les contrecoups avec trois Razzie Awards quasi consécutifs en 1981 (De plein fouet), 1984 (La Dépravée) et 1985 (Supergirl). Cruauté d’un système qui semble la délaisser, elle tient ici une opportunité de rebond. Grand nom du théâtre britannique, Alice Krige, membre de la Royal Shakespeare Company, expérimentée sur les planches mais peu vue au cinéma, complète la distribution. Présenté au Festival de Cannes, le film, en dépit d’un accueil critique plutôt favorable, ne rencontre pas vraiment le succès. Longtemps difficile à trouver en vidéo (il était devenu une rareté en DVD), Barfly vient de bénéficier d’une édition digne de ce nom grâce à ESC. Désormais disponible dans un beau combo, l’œuvre est enfin visible en haute-définition. Beau prétexte pour se replonger sur cette stimulante anomalie cinématographique.

Henry Chinaski (Mickey Rourke) erre dans un Los Angeles intemporel où la nuit semble s’étirer à l’infini. Il boit, écrit des poèmes, réussit parfois à ramener une fille chez lui. Lorsque Henry rencontre Wanda (Faye Dunaway), les deux marginaux s’accrochent brutalement l’un à l’autre dans un maelström de sentiments mêlant amour, ivresse, violence et folie.

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Traduit littéralement, le titre signifie « mouche à bar », licence poétique pour dire « pilier de bar » et définir rapidement un anti-héros pathétique capable de fulgurances littéraires régulières. Si Barfly est un film formidable, il trouble à plusieurs égards. La manière dont la personnalité et le style de Charles Bukowski imprègnent chaque minute, interroge, un temps, sur l’appartenance du long-métrage à Barbet Schroeder. Cette sensation tient à la nature même d’un script factuellement très littéraire, refusant les grands enjeux (du moins dans sa dramaturgie apparente), privilégiant une forme de surplace, épousant la trajectoire aléatoire de son protagoniste. Un récit de rencontres, de hasards et de répétitions, de petites situations qui, mises bout à bout, forment un tout à la progression réelle mais discrète. En ce sens, le générique très graphique (sublime photographie du géant Robby Müller), suivant des enseignes de bars avant que l’on ne pénètre au sein de l’un des établissements à la faveur d’un beau mouvement d’appareil, donne un indice. Le décor est posé, ce qui va se jouer à l’intérieur est plus incertain. Le personnage d’Henry, alter-égo avéré de l’écrivain (relatant son passage à Los Angeles plusieurs décennies auparavant) doit pourtant autant à ses mots qu’à la proximité implicite avec le parcours à venir de Mickey Rourke. Artiste supplicié, rongé par les pulsions autodestructrices (alcool, provocations, bagarres), difficile de ne pas mettre en parallèle cette situation avec celle d’un acteur qui allait connaître une spectaculaire déchéance. Le Golden Horn, établissement préféré de cette individualité en errance, apparaît d’abord vide et dévitalisé, telle une nature morte étonnamment contemporaine. Territoire de débauche et de perdition, de joies artificielles et de violences sanglantes, il se pose tel le théâtre principal mais pas exclusif de l’action. Les décors (tourné en lieux réels) constituent des personnages à part entière, dans lesquels vagabondent des âmes en perdition. La description de ces derniers prime sur leur évolution, de fait, plus psychologique que narrative.

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Les blocs séquentiels pensés par Bukowski, opèrent ponctuellement des délocalisations plus ou moins lointaines. C’est lors d’une infidélité à son « QG », qu’Henry va croiser la route de Wanda, une « déesse en détresse ». Cette femme, elle-aussi abîmée, est nourrie par l’abandon d’une Faye Dunaway revancharde qui vient rompre avec son image d’égérie glamour du Nouvel Hollywood et fendre sa carapace. Sa prestation à fleur de peau se hisse parmi ses compositions les plus vibrantes, saisissantes et incarnées. Par aspects, Barfly est moins le premier scénario de Charles Bukowski, que l’opportunité pour lui de rédiger un roman sous une nouvelle forme. Entre autobiographie partielle et autoportraits inconscients, Barbet Schroeder se fait le chef d’orchestre de talents pluriels (sur tous les fronts) qu’il vient saisir et sublimer. Sa démarche s’inscrit finalement dans la continuité de ce qu’il a pu entreprendre sur More et La Vallée ou sur ses documentaires. En ce sens, il est moins un formaliste qu’un réalisateur érudit, un fin analyste des époques qu’il traverse et investit, suffisamment malin pour s’entourer de pointures. Le choix de son chef opérateur, véritable magicien des lumières, en est une preuve supplémentaire. Pour la brève anecdote, c’est sur le tournage que sera créé le système Kino Flo à base d’éclairages à LED, suite à une impossibilité technique. Dans ce chaos d’ivresse et de violence qui envahit l’écran, émergent les mots d’un auteur (« Je ne veux plus tomber amoureuse », «  T’inquiètes pas, personne ne m’a jamais aimé »), des visions impactantes, une histoire d’amour torturée, une sensation de vie brûlée de tous les côtés… Schroeder ordonne ce chaos, le stylise sans ostentation. Au fond, ce qu’il cherche est aussi théoriquement abstrait que pleinement concret devant sa caméra : il tend à saisir l’essence du processus créatif de Bukowski. Non sans une pointe d’ironie, il observe l’incapacité d’Henry/Charles à évoluer dans le confort (les séquences avec, la souvent géniale, Alice Krige), sa propension à être dépassé par la norme, la nécessité du désordre pour trouver une vérité, une insaisissable authenticité. Il filme une insoumission passionnée, une individualité entière jusque dans ses tares. En somme, il fait le choix délibéré de plonger dans l’univers de l’auteur qu’il met en images et de s’y oublier. De cet effacement consenti naît un objet de perdition fascinant, vivant, parfois choquant mais aussi profondément touchant.

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Deux ans plus tard, Charles Bukowski relatera de manière romancée l’aventure Barfly dans Hollywood, tandis que Barbet Schroeder prolongera son exil américain en signant quelques films emblématiques tels que JF partagerait appartement ou Le Mystère von Bülow. À l’élégant packaging qui enrobe le combo, ESC joint aux copies Blu-Ray et DVD, un livret de 32 pages rédigé par Marc Toullec. Le master de qualité rend justice à la photographie sophistiquée et stylisée de Robby Müller, ses détails et ses contrastes. L’édition comprend plusieurs gros suppléments, à commencer par Barbet Schroeder par Barbet Schroeder, la leçon de cinéma animée par Frédéric Bonnaud que le cinéaste a tenu en décembre 2023 à la cinémathèque française. Un lieu où s’est déroulé un autre bonus notable, le dialogue entre Schroeder et Jean Douchet, datant de 2015. On retrouve également un making-of d’époque, des extraits des Charles Bukowski Tapes ou encore la bande-annonce. Un travail sérieux pour un film qui méritait bien ce soin et cet investissement.

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A propos de Vincent Nicolet

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