Barry Shear – « Meurtres dans la 110e rue » (« Across 110th Street ») (1972)

Alors que la décennie 70 venait tout juste de débuter, Melvin Van Peebles mettait un grand coup de pied dans la fourmilière du septième art avec Sweet Sweetback’s Baadasssss Song. Fait notable, le long-métrage indépendant transgressif, au tournage guérilla, se trouve entièrement produit et réalisé par des personnalités noires. Ce dernier impulse un mouvement qui ne tarde pas à rentrer dans le rang de l’industrie, au grand dam de son réalisateur : la blaxploitation. Shaft, Coffy, la panthère noire de Harlem ou Superfly ne tardent pas à lui emboîter le pas. Le point commun de ces polars poseurs et décomplexés ? Mettre en avant des protagonistes afro-américains, populariser une culture mal perçue, notamment aux travers de bandes originales cultes, mais surtout, être produits par des studios hollywoodiens (gérés par des Blancs) ayant flairé le bon filon. À mille lieues de la rage du film de Van Peebles, ces longs-métrages trouvent néanmoins leur public et deviennent une manne financière dans laquelle beaucoup vont s’engouffrer. Réalisé par Barry Shear, Meurtres dans la 110e rue est fréquemment rattaché à cette mouvance, et s’impose comme l’une des plus grandes réussites (il se murmure qu’Elvis Presley était fan). Cinéaste principalement connu pour son travail à la télévision sur des séries (Les Rues de San Francisco), le metteur en scène a, en revanche, vu son nom disparaître de la mémoire des cinéphiles malgré quatre longs-métrages tournés pour le cinéma. Tiré d’un roman de Wally Ferris, le thriller raconte la traque de trois criminels amateurs poursuivis par tous les gangsters de New York et la police après avoir braqué l’argent de la mafia. Grâce au combo Blu-Ray/DVD proposé par Rimini Editions, il est grand temps de se pencher en détails sur cette œuvre rugueuse et de se questionner sur son appartenance au genre. 

© Rimini Editions

En 1968, le réalisateur livrait un premier film intitulé Les Troupes de la colère. Centré sur la tournée d’un groupe de rock, il s’intéressait déjà à une forme de contre-culture alors en vogue et à une jeunesse rebelle. Rien d’étonnant donc à ce qu’il s’essaye à la blaxploitation naissante. Néanmoins, fidèle à la noirceur absolue de son cinéma, que Jean-Baptiste Thoret aborde dans son supplément Le Nihilisme de Barry Shear, il s’écarte drastiquement des codes du genre. Ici point de recherche de cool, de valorisation de la vie de gangster, ni même d’érotisme gratuit. La suite hypothétique envisagée un temps pour surfer sur le succès en salles, et intitulée Mother Harlem, sonne d’ailleurs comme un contresens absolu. Seule la superbe bande originale de J.J. Johnson (Shaft, Dynamite Jones) et Bobby Womack, sur laquelle revient Olivier Cachin dans un bonus (de sa réutilisation dans Jackie Brown à son influence sur le hip-hop), marque son ancrage dans cette vague. Les figures attendues sont détournées, voire moquées, à l’instar de cet apprenti proxénète incarné par Antonio « Huggy les bons tuyaux » Fargas. Le pimp, habituellement glorifié, connaît un destin funeste, comme si le cinéaste réglait ses comptes avec le fantasme d’argent facile véhiculé par ses contemporains. Point de fioriture, ici, le style est sec, brutal, baignant dans une atmosphère significative du polar 70’s tendance French Connection, sorti l’année précédente. La photo grise ultra réaliste de Jack Priestley (chef opérateur de A Man Called Adam) accompagne la caméra très mobile de Shear, parvenant par exemple à retranscrire le bouillonnement d’un commissariat en une poignée de plans. Le montage assuré par Carl Pingitore, collaborateur de Don Siegel (Les Proies, L’Inspecteur Harry) et Byron « Buzz » Brandt (L’Affaire Thomas Crown) se permet néanmoins quelques audaces bienvenues. Ainsi, certains dialogues empiètent sur la séquence qui suit, se changeant en voix off entêtante. 

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Au centre de cette enquête, Mattelli et Pope, deux flics que tout oppose personnifient le nœud gordien du film. D’un côté Anthony Quinn, immense star qui ne devait initialement intervenir qu’en tant que producteur, et souhaitait confier le rôle de vieil inspecteur italo-américain désabusé ayant lui-même grandi dans un ghetto à John Wayne (puis Burt Lancaster et Kirk Douglas). Face à lui, Yaphet Kotto, qui débute sa carrière de comédien de premier plan, un an avant de tourner dans Vivre et laisser mourir. Alors que Sidney Poitier avait d’abord été approché par Quinn (puis Harry Belafonte et Sammy Davies Jr), l’acteur d’Alien et La Nuit des juges campe un inspecteur d’apparence calme, presque en retrait, face à un collègue brutal et violent. À travers eux, ce sont deux Amériques qui s’affrontent, se toisent, avant de finalement faire équipe. Cette division est illustrée dès le plan aérien d’introduction qui suit une Cadillac pleine de gangsters italiens franchir la 110e rue (le titre original du long-métrage est en cela plus parlant) pour pénétrer dans un Harlem « frontiérisé » comme le définit justement Thoret. Entre les deux communautés, seul l’argent circule, le quartier devant un no man’s land neutre où les transactions des deux adversaires ont lieu dans une paix fragile. Pope déclare d’ailleurs « Qu’est ce qui attire les Blancs à Harlem à part les affaires ? ». Ce New York en proie à l’insécurité, que les mafieux dominent depuis leur building, Shear le filme au plus près, dans les rues même, captant certains instants de vie dans un dispositif cher au Nouvel Hollywood.

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Une guerre des gangs, où les Noirs veulent prendre le dessus sur la Cosa Nostra en place, où le racisme larvé n’est pas la cause première de la tragédie en cours, mais l’argent. Ici, pas de solidarité ethnique, pas de véritable lutte politique non plus, les seuls leaders (Malcolm X, Angela Davis, Mohammed Ali) figurent sur des posters déchirés, délavés. L’espoir d’un pays libre et égal n’est plus, seul compte l’attrait du dollar et les opportunités (illusoires) auxquelles il donne accès. Au milieu de cet affrontement, le voyou Jim Harris (Paul Benjamin, apparu au préalable dans Macadam Cowboy), personnage profondément tragique, ne souhaite que se sortir de sa situation pour vivre une vie simple, une existence de la classe moyenne comme la définit Samuel Blumenfeld dans son entretien présent en supplément. Loin du strass et de l’iconisation des antihéros de la blaxploitation, il accumule les mésaventures, joue de malchance, jusqu’aux ultimes plans déchirants. À 42 ans, malade, il est comme ceux qui l’entourent, déjà trop vieux pour cet univers en pleine révolution. Mattelli est poussé vers la sortie, remplacé par une nouvelle génération, plus intègre peut-être (Pope semble incorruptible), et avec lui c’est aussi une page du cinéma qui se tourne. Anthony Quinn passe le relais à Yaphet Kotto, l’âge d’or des studios cède définitivement la place à un cinéma plus libre, plus divers aussi. Probablement l’un des polars les plus pessimistes de son époque, Meurtres dans la 110e rue se révèle un bouleversant chant du cygne qu’il est temps de réévaluer et de placer au panthéon du policier américain des années 70. 

Disponible en combo Blu-Ray/DVD chez Rimini Editions. 

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A propos de Jean-François DICKELI

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