Durant la décennie 1960, Hollywood est en crise : les budgets connaissent une dangereuse tendance inflationniste, les studios souhaitant déployer une force de frappe conséquente pour contrer l’essor de la télévision et attirer le public qui déserte alors les salles obscures. Cette période (qui n’est pas sans rappeler la situation actuelle) signera la fin (temporaire) des grandes majors (après l’échec colossal du Cléopâtre de Joseph Mankiewicz notamment), l’émergence du fameux Nouvel Hollywood et la redistribution des cartes qui s’ensuivit. C’est dans ce contexte que le producteur Julian Blaustein propose le script de Khartoum à Charlton Heston qui, las des personnages historiques, refuse, conseillant Burt Lancaster pour le remplacer. Après plusieurs années de préproduction compliquée, le projet est relancé après que l’acteur des Dix Commandements ait finalement accepté. Alors que ce dernier souhaitait Carol Reed ou Guy Hamilton à la réalisation, le film, portée par l’ambition de surpasser Lawrence d’Arabie en matière de spectacle, échoue entre les mains d’un Basil Dearden, plus habitué aux petits budgets (il a réalisé un segment de l’excellent film à sketches Au cœur de la nuit), qu’aux grandes épopées. Suivant l’histoire vraie de Charles Gordon, général de l’armée britannique, véritable légende vivante suite à ses exploits en Chine (il est d’ailleurs surnommé « Chinese »), envoyé d’urgence au Soudan (alors sous domination égyptienne) afin de contrer l’expansion des troupes du Mahdi (Laurence Olivier), chef de guerre souhaitant expulser les colons anglais afin d’imposer un Califat, le film est aujourd’hui édité dans un nouveau master, en combo Blu-Ray et DVD grâce au travail de Rimini Éditions.
Fidèle aux codes en vigueur dans les fresques cinématographiques (carton d’ouverture, entracte…), Khartoum se distingue d’emblée par sa propension à saisir la majesté des décors désertiques, lors de plans magnifiés par le recours à l’Ultra Panaviosion 70 mm (il est d’ailleurs le neuvième et dernier long-métrage à utiliser ce procédé, jusqu’aux Huit Salopards de Quentin Tarantino). D’amples mouvements de grue ou de longs travellings viennent ainsi dévoiler l’opulence de palais orientaux, le soleil couchant sur les dunes du Sahara, rendant encore plus dommageable la platitude de la réalisation de Dearden lors des scènes suivantes se déroulant en Angleterre dans des salons cossus et étriqués. Le critique Jean-François Rauger et l’universitaire Jean-François Baillon, dans l’interview croisée Un Duel shakespearien présente en bonus, révèlent que les scènes d’action, qui n’intéressaient pas le réalisateur, ont toutes été tournées par la seconde équipe, dirigée par le cascadeur Yakima Canutt. Charlton Heston lui-même ira jusqu’à dire qu’il s’agit d’un « bon film mal réalisé ». Sans rentrer dans des jugements aussi péremptoire, la mise en scène des passages dialogués se révèle effectivement trop sage, trop plate, ne faisant qu’illustrer un script et des dialogues par ailleurs brillants. Demeurent ces impressionnantes scènes de batailles, réunissant des milliers de figurants, reflétant un savoir-faire de l’action tournée dans des conditions réelles, sans effets spéciaux, plus de cent chevaux moururent d’ailleurs lors de cascades dangereuses, une véritable hécatombe que la production essaya de cacher. D’un plan embarqué sur une monture durant une charge de dizaines de cavaliers, au dernier affrontement évoquant Alamo, en passant par un combat à la lumière bleutée du petit matin, elles sont le centre névralgique du long-métrage. Sauvages et brutales, elles reflètent la noirceur du scénario (qui refuse le traditionnel happy-end, expliquant probablement l’échec du film aux États Unis), apportant des atours quasi mythologiques au conflit. Cette volonté se retrouve retranscrite à l’écran par les plans d’introduction sur des ruines de temples égyptiens et de pyramides, accompagnés par la voix off du narrateur Laurence Olivier, apportant aux lieux une aura mystique (le Nil comme source de toute civilisation), l’Antiquité et ses vestiges devenant les témoins silencieux de cette guerre.
Cette dimension de mythe fondateur transparaît également à travers les motifs archétypaux des récits propres à l’Ancien et au Nouveau Testament notamment (la libération des esclaves, la trahison d’un proche, le sacrifice), ainsi en est-il de cette scène où, débarquant au Soudan, Gordon est accueilli par une foule extatique le portant en triomphe, serrant des mains, enlaçant les autochtones, il renvoie alors à la figure du Christ entrant à Jérusalem après quarante jours passés dans le désert. Présenté comme valeureux, incorruptible, aimé du peuple (aussi bien Anglais, qu’Égyptien), des politiques abolitionnistes et de l’Église, le héros demeure pourtant un personnage de rebelle individualiste en conflit avec les élites et les institutions (« Je suis croyant mais je n’appartiens à aucune religion, je suis un bon soldat mais je déteste les armes, j’ai connu de nombreuses femmes mais je ne me suis jamais marié »). Bien que général en chef de ses troupes, il est dépendant de décisions prises à des kilomètres du champ de bataille et ne sera qu’un sacrifice nécessaire pour l’Empire afin de ne pas perdre la face. Incarné par un excellent Charlton Heston, il s’oppose au Mahdi (Laurence Olivier, à peine remis de son interprétation d’Othello et cabotinant avec un plaisir évident), déterminé, guidé par un destin qu’il croit extraordinaire, il se révèle plus lettré et instruit que le tableau de barbare sanguinaire dépeint par les autorités britanniques. Le cœur du film se situe dans cette opposition, dans ce conflit entre deux hommes qui partagent plus qu’ils ne le pensent, tous deux animés d’une foi profonde en leurs convictions, fussent-elles extrêmes ou insensées, et qui souhaitent instaurer une paix durable (que ce soit pour le compte de Sa Majesté ou au nom du Prophète), chacun s’enfermant dans ses croyances, ses certitudes (« C’est cela la vanité : croire que l’on a le monopole de Dieu »), trouvant de troublants échos avec des guerres récentes (de l’Afghanistan à la Syrie). Le très bon script de Robert Ardrey, scénariste et anthropologue, dont les écrits controversés inspirèrent Sam Peckinpah pour Les Chiens de paille, imagine des rencontres fictives (les deux figures ne s’étaient jamais rencontrées) en forme de joutes verbales et trouve son point d’orgue lorsque, bombardant la cité, les troupes mahdistes détruisent le minaret. Excluant de fait symboliquement Dieu de l’équation et resserrant le récit autour du duel entre deux personnalités, à l’image de ce plan où Gordon, scrutant le paysage à travers sa longue vue, aperçoit le chef de guerre semblant le regarder dans les yeux, comme si la distance entre eux avait été éliminée. Pourtant, au milieu de toutes ces qualités d’écriture, il subsiste dans le long-métrage une vision de l’Homme blanc omnipotent et providentiel aujourd’hui anachronique, tant dans l’utilisation d’acteurs grimés pour jouer des rôles d’Orientaux (bien que le blackface était alors malheureusement chose courante et que la question du whitewashing ne se posait même pas) que dans ce rapport de l’Occidental comme seule lueur d’espoir des peuples Égyptiens et Soudanais. Allant à l’encontre des autres productions plutôt progressistes de Blaustein, abordant des sujets en avance sur leur temps comme le génocide des Amérindiens dans La Flèche Brisée d’Anthony Mann ou l’écologie dans Le Jour où la Terre s’arrêta de Robert Wise, il valut au film de violentes attaques, la plupart de ses détracteurs l’accusant de manichéisme et de falsification de la réalité historique. Vision datée des cultures musulmanes et relents colonialistes mis à part, Khartoum demeure un exemple représentatif des excès d’un système hollywoodien déclinant, porté par un scénario solide et offrant d’impressionnantes scènes d’action au souffle certain, mais malheureusement disséminées çà et là au sein d’une mise en scène sans relief, probablement due à la présence d’un réalisateur hors de son élément, preuve que pour les blockbusters, les époques changent mais les méthodes restent les mêmes.
Disponible en combo Blu-Ray/ DVD chez Rimini Editions.
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