© Tous droits réservés (Source : Blu-Ray Rimini)
L’œuf du Serpent est un film qui n’a pas conservé une très bonne réputation dans l’œuvre d’Ingmar Bergman, même si c’est surtout parce qu’il est un peu tombé dans l’oubli. Peut-être pas tout à fait une réussite, il semble pourtant incontournable à redécouvrir par son atypisme et la traversée du miroir qu’il tente d’effectuer. Produit par Dino de Laurentiis, il s’agit de la plus grosse production du réalisateur et un projet international en anglais assez lourd. Au niveau du scénario c’est également une plongée dans la reconstitution historique et le suspens paranoïaque, deux genres plus classiques et frontaux. Bien évidemment il va les traiter à sa manière, c’est-à-dire en réfutant d’emblée toute possibilité de spectacle de suspens policier né de l’Histoire.
Juif américain né en Lettonie et vivant sur le sol allemand, Abel Rosenberg (David Carradine, dans une prestation difficile à apprécier) est un acrobate désœuvré. En 1923, à la veille du putch raté d’Hitler, il subit comme tout le reste de la population la déliquescence de la république de Weimar ainsi que sa disette économique. Le film s’ouvre d’ailleurs sur des images saisissantes en noir et blanc, au ralenti, d’une population minée et vieillie déambulant dans les rues (images rappelant une affiche de propagande pour Hitler à la veille d’élections). Pour son générique, Bergman entrecroise ces plans immédiatement mentaux avec une musique plus jazzy qui accompagne les intertitres. Cette dissonance pose une étrangeté qui éloigne L’œuf du Serpent du décoratif du film d’époque, préférant l’instauration d’un malaise et d’une pesanteur immédiate, confirmé par un suicide dérangeant en guise d’ouverture.
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Abel rejoint nombre de personnages bergmanien de par son caractère mutique et son incapacité presque totale à communiquer ses émotions. C’est amusant parce que c’est l’une des rares fois où le réalisateur exploite un personnage aussi physique : artiste de cirque au corps agile et souple, il est censé incarner en soi le mouvement et une part de vie. Paradoxalement, nous ne verrons à l’écran les prouesses de cet homme qu’entre les murs, déambulant au milieu de décors carcéraux et vides. Comme autre symbolique liée à la profession d’Abel et l’état de santé de l’Allemagne, on retrouve l’affiche illustrant son cirque, récurrente dans le film, et illustrée par un cheval galopant. Cette énergie vitale, symbole aussi de libido, sera renvoyée brutalement à la figure du spectateur dans la dernière partie du film pour une séquence saisissante où un autre cheval est dépecé en pleine rue par la population (pour l’anecdote, Carradine a menacé de quitter le tournage à cause de ce plan).
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L’œuf du Serpent est complètement nourri de visions de cauchemars. Dans ses meilleurs moments c’est un film d’Histoire assez unique dans sa réflexion sur les mécanismes mentaux de la terreur et le terrassement de l’être humain qu’elle laisse profiler. Dans ses décors le cinéaste préfère figurer l’Histoire dans sa dimension abstraite, la revisitant au travers des dédales de rues glauques et d’archives souterraines et labyrinthiques. Recyclant avec Sven Nykvist les imageries de l’expressionisme en les agrémentant d’une dimension poisseuse, il flirt au final plus souvent avec l’ambiance d’un Kafka, créant une vision de l’Allemagne de l’époque qui ne ressemble à aucune autre dans le 7ème art. Son obsession plus précise pour les esthétiques de la pellicule, sur le plan de la représentation du mental, offre avec Persona certaines de ses images les plus obsédantes et traumatisantes en la matière. Dans quel but ? Bergman semble vouloir nous montrer dans ce film deux choses : tour à tour l’apathie la plus extrême dans laquelle peut tomber une société, et parallèlement aussi comment le corps et le mental humain peuvent-être repoussés au bout de leurs limites pour un sursaut sous le signe de la haine.
C’est de cette confrontation paradoxale que se nourrit un mal invisible à nos yeux, idéalisme radical né du désespoir. Sans ce travail inclusif faisant office d’expérience de cinéma sur le spectateur, le « discours » du film pourrait paraître une leçon de plus sur « la bête » dans l’Histoire, et somme tout un peu simpliste surtout via la métaphore du titre. Mais ce qui pousse à la réflexion et à la profondeur, c’est le ressenti produit via notre propre acceptation de ces images… ainsi que l’idée que les expériences à l’œuvre ici sont assez limitrophes avec un plaisir que pourrait ressentir l’auteur/cinéaste lui-même à pousser à bout ses acteurs ; voire son spectateur.
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Le savant fou précurseur des pires atrocités rationalistes du IIIème Reich fabrique ici un spectacle en images qui n’est pas loin d’être un abyme de ce qu’inflige le metteur en scène à ses personnages en mettant à nu leurs fonctionnements et poussant à bout le comportemental. On peut se sentir troublé si l’on se réfère en prime à une courte période de la vie de Bergman où lui-même fut séduit par ces idées du national-socialisme. Le film est-il pour lui le moyen de régler certains comptes avec sa culpabilité, des démons intimes ? Cette ambiguïté ici est d’autant plus forte que le film propose depuis son amorce une angoisse liée au regard impromptu et dérangeant, où chacun se traque de façon quasi pornographique et opaque avant que ne se révèle une caméra derrière le miroir, bruit de « moteur »… C’est comme si le metteur en scène dépouillait la puissance mais aussi l’ambiguïté de sa méthode, et d’une façon très directe. Dans ces instants, le film donne même parfois le sentiment d’évoquer aussi le statut de l’Allemagne de l’Est en 1977 et son système de surveillance de l’intime.
Le principal défaut de L’œuf du serpent serait sans doute le peu d’accord entre le traitement du réalisateur et son arc narratif plus classique qui pèse inutilement, malgré par exemple ces tentatives de voix off poétiques, diluant la temporalité de cette sinistre semaine. S’il brille surtout dans une dimension psychique et cauchemardesque propre au metteur en scène, le film peine plus dans sa partie centrale parfois laborieuse en exposition, l’auteur étant moyennement convaincant dans le temps qu’il passe à disséquer certains numéros de cabarets… ce sont d’autre versant de Bergman ; sur le couple et l’appartenance, ou sur le théâtre. Mais elles ont du mal à se fondre dans le reste du métrage, à être aussi pertinent que dans d’autres de ses œuvres. Alors que les premières et dernières bobines sont justes impressionnantes et plastiquement géniales, imposant ce qui aurait pu être de bout en bout un chef d’œuvre de terreur sur la Terreur.
Suppléments de l’édition Rimini
Interview de Bernard Eisenschitz
Interview de Nicolas Beaupré – Spécialiste de la Première Guerre mondiale, professeur d’histoire à l’Enssib (Lyon)
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