Dans une grande propriété terrienne d’un village d’Émilie, deux enfants voient le jour au cours de l’été 1901. L’un deux, Alfredo Berlinghieri, est le petit-fils de l’opulent propriétaire ; l’autre, Olmo Dalco, est le fils des métayers qui travaillent sur les terres d’Alfredo. Opposés par la naissance, les deux enfants grandissent côte à côte et vivent les tourments politiques et historiques qui traversent l’Italie de la première moitié du XXe siècle.
1900 – traduction erronée du titre original Novecento – adopte la focale de la lutte socialiste contre le fascisme dans une fresque qui enserre les deux Guerres mondiales dans son intrigue. L’arrière-plan historique constitue le fil directeur de ce film qui peint les conditions de vie des paysans en les ancrant dans une période particulièrement brutale et agitée. Les deux guerres sont confiées au hors-champ, le réalisateur préférant s’attarder sur l’évolution sociale et psychologique des personnages, telle qu’elle a été déterminée par la naissance. Tandis qu’Olmo (Gérard Depardieu) choisit la voie du socialisme et de la lutte antifasciste, Alfredo (Robert De Niro) oscille de manière ambiguë entre son combat de cœur et son allégeance bourgeoise.
Une structure mimétique
Le film est organisé en deux parties, avec pour charnière la victoire du fascisme dans l’après-Première Guerre. Ce diptyque informe la progression linéaire de l’intrigue tout en y superposant des effets de boucle et de rappel. La dimension picturale se renforce ainsi d’une cohérence visuelle et narrative forte. La première partie s’ouvre sur la persécution d’un couple de bourgeois par des paysans au lendemain de la Seconde Guerre et se poursuit par un flash-back qui nous transporte en 1901. La scène d’exécution trouve sa résolution à la fin de la deuxième partie, où l’identité des victimes est éclairée par toute la narration qui précède. Le récit filmique repose donc sur une double genèse, d’une part l’ouverture sur le catalyseur formel de la narration et d’autre part la naissance des deux enfants plus de quarante ans auparavant. De l’un d’eux, son père dit qu’il sera riche et qu’il en fera un notaire ; de l’autre, son père proclame qu’il vient de la terre et sera un voleur.
On voit déjà comment, ironiquement, ces deux opposés sont en fait les deux faces d’une même médaille. Un pacte scelle la complicité des deux « frères ennemis », par lequel le tout jeune Alfredo se proclame mimétiquement « socialiste aux poches trouées ». Alfredo n’a de cesse de singer les facéties et les prouesses d’Olmo, qu’il admire pour ses audaces. Ici, en gesticulant dans les champs ; là, dans une scène de masturbation ; là encore en se couchant comme un héros sur les voies ferrées. Le réalisateur donne sa nette préférence à Olmo, le cadet, revivifiant par une lecture sociale le mythe d’Abel et Caïn. À l’âge adulte, c’est autour de la conjugalité et du couple que se poursuit la structure binaire du récit. Anita, l’institutrice engagée dans la résistance tombe amoureuse d’Olmo et Ada, l’aristocrate fantasque et libérée, se marie avec Alfredo. La première meurt en couches, la seconde quitte Alfredo par désoeuvrement politique.
La structure du Döppelganger spatialise efficacement l’opposition sociale du paysan et du bourgeois dans la mise en scène. Dans la progression narrative, elle met en parallèle l’évolution des personnages. Par exemple, Alfredo annonce à Olmo, au retour de la guerre, qu’il s’est lui aussi comporté héroïquement en se couchant sous le passage du train qui transportait le régiment d’Olmo. Les flashes-back soulignent le lien entre les personnages par-delà le temps. L’image du train hante le film jusque dans sa dernière scène, après une ultime chamaillerie entre le propriétaire et le paysan, déjà vieux. Cette réduplication donne la faveur à Olmo, initiateur de l’action. Mais nous voyons aussi dans cette binarité les propres déchirements d’un réalisateur appartenant à la bourgeoisie et enviant l’engagement de son frère cadet en politique. Bernardo Bertolucci n’a connu ni les rangs de la Résistance (il est né en 1941), ni la révolution sociale de 1968. Il s’est donc adjoint les talents de son frère Guiseppe et de son monteur Kim Arcalli pour l’écriture du scénario. Plus amplement, sa filmographie témoigne de son intérêt pour l’histoire et le fait politique (Prima della rivoluzione, Le Conformiste), y compris dans ses fresques historiques les plus décentrées (Le Dernier Empereur, Little Buddha).
Champ(s) et hors-champ
Si les deux guerres sont en grande partie laissées dans le hors-champ et évoquées par des détails métonymiques (le départ des soldats en train et leur retour, les uniformes militaires), un climat de violence sourd dans tout le film. Bertolucci sait la représenter et n’a jamais reculé devant la mise en scène des ressorts humains les plus sordides (Le Dernier Tango à Paris, Le Conformiste). La violence emprunte les voies du pouvoir politique brutal et de la contestation sociale, mais aussi de la sexualité, aussi sauvage soit-elle. Les scènes de guerre sont éludées au profit d’un éclairage sur les conditions de vie des métayers et leurs conflits avec les patrons, ainsi que sur des scènes domestiques d’une grande crudité.
Tempérant la violence intime et sociale par d’amples mouvements de caméra qui embrassent les paysages, Bertolucci et Storaro (à la photographie) fondent cette vaste épopée bucolique sur des prises de vue d’un réalisme époustouflant. Les bestiaux, le pis des vaches, les mouches, les grenouilles et les blés sont l’objet d’autant d’attention filmique que les personnages qui peuplent la campagne et travaillent la terre. La dimension naturaliste se lit jusque dans l’onomastique, où Olmo (« l’orme ») affirme son osmose avec la nature. Cette communion n’est pas dénuée de mysticisme, même si en première intention elle soutient une idéologie marxiste selon laquelle la terre appartient à ceux qui la travaillent. De ce fait, la dialectique matérialiste façonne les hommes à l’image de la terre qu’ils ensemencent et des produits qu’ils récoltent.
Les paysages de l’Émilie sont un personnage à part entière, rehaussé par la sublime photographie de Storaro, aux touches de couleurs saturées. La lecture marxiste de l’histoire est ainsi dépassée par une expression symboliste de la nature, qui résorbe l’âpreté des visages rugueux et édentés des paysans dans une mise en scène et une picturalité dignes de tableaux de Bruegel ou du Caravage. Ce sont des éclats de vert, de rouge, de bleu et de jaune tantôt tranchants, tantôt dé-saturés, qui contrastent avec des clair-obscur dans des intérieurs inquiétants, ravagés par la mélancolie. La copie restaurée DVD-Blu-ray est d’une grande qualité, qui met en valeur la vigueur intrépide et la rudesse des paysans face à la déliquescence de la bourgeoisie, dans un décor sublime . Certes, on y voit une vision idéaliste des luttes sociales, mais le jeu des acteurs l’emporte sur le manichéisme. Incarné par un Gérard Depardieu haut en couleur, Olmo incarne la vaillance et l’optimisme du héros qui se projette dans les luttes. À l’opposé, Alfredo, l’anti-héros sympathique, sombre dans une forme de décadence à laquelle Robert De Niro prête ses airs d’oisif désenchanté.
S’il fait d’Olmo un modèle de partisan, Bertolucci ne juge pas ses personnages médiocres et manifeste même une certaine affection à l’égard d’Alfredo. Convaincu de traîtrise par le tribunal populaire des paysans insurgés déployant le drapeau rouge de la victoire, il est surtout coupable de n’avoir pas su épouser activement la cause de la Résistance, alors que ses affinités électives l’y conduisaient. Bertolucci s’évite cependant un propos trop empesé et didactique en passant sous silence les raisons profondes des (non-)choix de son personnage. Il confie à la mise en scène le soin d’exprimer les ambiguïtés de l’histoire, laissant parfois le spectateur dans l’attente d’une résolution ferme. Alors même qu’un souffle épique anime la dramaturgie de 1900, le montage elliptique laisse une place au questionnement du spectateur, notamment par une absence volontaire d’enchaînement de certaines scènes. À l’effet de surprise, s’adjoint celui d’une attente non satisfaite, mais le mécanisme est plutôt salvateur en ce que le propos se garde de viser à l’édification du spectateur.
Un cinéma transgressif
Le Dernier Tango à Paris (1972) avait obtenu un grand succès, malgré son odeur de soufre. Sa réception favorable a aussi valu pour adoubement du réalisateur, permettant à Bertolucci d’approfondir la veine transgressive de son cinéma. Il s’intéresse notamment à la perversion du régisseur de la propriété terrienne, Attila (Donald Sutherland) et de son affreuse compagne Regina (Laura Betti). Massacre d’un chat, abus sexuels sur un enfant, meurtre de la veuve Pioppi (Alida Valli), aucune exaction n’est laissée de côté. En forgeant ce personnage digne des contes cruels les plus horrifiques, Bertolucci déplace l’antagonisme larvé entre Alfredo et Olmo sur un tiers, afin de fournir au groupe de paysans et au spectateur une victime expiatoire non seulement idéale, mais aussi nécessaire à la catharsis.
En effet, Alfredo, trop passif, peut seulement incarner un propriétaire (à tuer) mais il reste un homme (à sauver). Il échappe ainsi à la condamnation pour complicité avec le régime fasciste, bien qu’il ait fermé les yeux sur les compromissions d’Attila. Si manichéisme il y a, c’est peut-être ici qu’il se trouve. Ce n’est pas un hasard si le régisseur, leader des chemises noires, est affublé du pire caractère qui soit, soit un pervers doublé d’un menteur et d’un voleur. Les scènes domestiques sont répugnantes et jouées de façon à supprimer chez le spectateur toute empathie et tout questionnement moral au sujet d’Attila et de Regina. De cette absence de nuance, il découle deux constats : 1) la volonté de condamner sans appel le fascisme ; 2) l’association entre le fascisme et le mal absolu. Or, il manque peut-être à cet égard une justification sur les raisons qui poussent ce personnage dans ses choix politiques. Autant Regina est une amoureuse déçue et acariâtre, rejetée par Alfredo et attirée par Attila ; autant Attila semble seulement mû par ses pulsions sadiques. Or, par leur noirceur sans nuance, ces personnages pourraient ne valoir que comme des constructions romanesques, émanations post-romantiques de la littérature se superposant aux figures post-traumatiques de la guerre.
Mais aussi, ce pessimisme témoigne d’une vision radicale et sans concession sociale. De manière générale, la dégénérescence de la bourgeoisie et, plus en amont, de l’aristocratie, est évoquée à travers l’extinction de la lignée dont est issu Alfredo. Impuissance sexuelle, abus et maltraitance des métayers forgent les traits d’une caste dominante par l’argent mais dominée par ses pulsions destructrices, faute d’avoir dirigé son énergie dans la production. Ainsi, se meurt un monde avide de pouvoir. Comme tous les grands films qui signent la fin d’une époque (Le Guépard de Luchino Visconti, Il était une fois en Amérique de Sergio Leone), 1900 possède une tonalité mélancolique. Mais il tire magistralement sa vigueur du tableau du déclin des oppresseurs et de la lente revanche des opprimés.
Sortie initiale : 1976
Suppléments
1900 nous est présenté dans une copie restaurée 4k somptueuse supervisée par Vittorio Storaro lui même. Wild Side propose un superbe coffret bardé de suppléments :
« Une image rêvée » : histoire d’une restauration par Gian Luca Farinelli, directeur de la Cinémathèque de Bologne (33′)
« Dialogue en clair-obscur » : conversation avec Vittorio Storaro (52′)
« Un Américain à Parme » : interview de Robert De Niro (8′)
« La Mort du chat » : souvenirs de tournage par Donald Sutherland (19′)
« Le Cinéma selon Bertolucci » : le making of par Gianni Amelio (62′)
+ 1 livret exclusif présentant « L’Enfant et les Grenouilles », un texte écrit par Giuseppina Sapio, spécialiste de l’oeuvre de Bernardo Bertolucci, et un portfolio du film tiré d’archives rares (160 pages)
WILD SIDE VIDEO – Coffret 3 Blu-ray + 3 DVD + Livret – Édition limitée à 3000 exemplaires
Durée du Blu-ray : 5h18 ; durée du DVD : 5h06
Résumé des suppléments
On boit comme du petit lait les propos du génial Vittorio Storaro [« Dialogue en clair-obscur : conversation avec Vittorio Storaro » (52′)] expliquant son travail de directeur de la photographie et sa collaboration avec Bertolucci sur 1900. Il fait part notamment de son désir de retrouver la lumière des peintres primitifs. Pour 1900, le cinéaste et lui voulaient rythmer les quatre parties du film comme quatre saisons : l’été pour l’enfance, l’automne quand les personnages grandissent, l’hiver pour le fascisme et le printemps pour la renaissance et l’espoir. Sa méfiance pour la lumière artificielle n’a d’égal que son perfectionnisme inouï. Exigeant, Storaro était en recherche constante d’évolution. Il affirme notamment avoir fait une longue pause lorsqu’il s’est aperçu qu’il risquait de se répéter, après l’expérience incroyable d’Apocalypse Now. Il ne croit pas la mort du cinéma avec la fin de la pellicule et continue de tout tester, persuadé que le principal est de garder en tête l’osmose entre l’image et le thème.
Dans « Un Américain à Parme » (8′) et « La mort du Chat » (19′), Robert de Niro et Donald Sutherland se souviennent respectivement du tournage de 1900. Avec une classe inégalée, très admiratif de Bertolucci et du cinéma italien en général, celui qui incarna Casanova pour Fellini explique comment il s’est mis dans la peau d’un personnage dont il était l’antithèse et comment il voulut rendre crédible Attila le fasciste. Il fournit nombre d’anecdotes savoureuses, parfois émouvantes, parfois drôles, notamment sur les dessous de la séquence du chat pour laquelle il finit avec une punaise fichée, destinée à l’origine à percer la poche de faux sang. Cette scène lui a tellement valu la réprobation du public, qui a identifié l’acteur à son horrible personnage, que Donald Sutherland a mis du temps à se débarrasser de l’image de pervers qui lui collait à la peau.
« Le cinéma selon Bertolucci » (62′) de Gianni Amelio est un superbe et inestimable document d’archives – bien plus qu’un making off du film. Nous regardons bouche bée les scènes se construire sous nos yeux. La qualité moyenne de l’image ajoute à la sensation de nostalgie. On est particulièrement ému de voir travailler les tout jeunes De Niro, Depardieu, Sutherland ou Bertolucci. C’est le cœur presque noué que l’on écoute le réalisateur évoquer le cinéma comme représentation de « la mort au travail » : à considérer le temps parcouru depuis 1976 et à voir les visages vieillis de ces acteurs désormais légendaires, on peut en prendre la mesure.
Enfin, Bertolucci évoque le casting du film et sa dimension politique dans « 1900, un siècle inachevé » (39’). Alors qu’il vient de tourner Le Dernier Tango à Paris, il rencontre De Niro pour la première fois et le choisit pour camper Alfredo. Depardieu, qui n’avait alors tourné qu’un seul film, s’impose à lui pour jouer Olmo. Du côté des aïeuls, le choix de Bertolucci s’est porté sur Sterling Hayden, alors célèbre pour sa distinction magistrale dans Johnny Guitare. Il incarne le grand-père d’Olmo, paysan qui meurt au pied de l’orme, tandis que le légendaire Burt Lancaster campe le grand-père bourgeois qui se suicide dans l’étable. La mort naturelle du premier s’oppose à la mort violente du second, avec une grande force symbolique. Avec ces deux acteurs qui connotent un cinéma du passé et qui meurent pour laisser place à une jeunesse incarnée par Gérard Depardieu et Robert De Niro, 1900 signe la volonté d’ouvrir le cinéma sur une époque nouvelle. Les femmes y jouent un rôle d’importance, que l’on pense à Stefania Sandrelli, la femme engagée qui arrête la cavalerie en se couchant sur le sol, ou à Dominique Sanda, la bourgeoise décadente qui ferme les yeux devant la monstruosité du fascisme. La scène où elle fait semblant d’être aveugle peut être vue comme une métaphore de la bourgeoisie qui ne veut pas voir la violence du fascisme. Ce casting international fait de 1900 un véritable pari. Ajoutons-y la présence de Laura Betti, qui complète admirablement le jeu de Donald Sutherland et nous obtenons une galerie de personnages et d’acteurs à l’hétérogénéité admirable. Ce casting international, outre l’ambition politique qu’il révèle, est un pari cinématographique de taille, puisqu’il faut faire jouer ces acteurs ensemble. On comprend bien la difficulté qu’il pouvait y avoir à faire des prises de son en direct – et Bertolucci confie d’ailleurs que c’est le dernier film pour lequel le son fut monté en post-synchronisation. De fait, le plus important pendant le tournage était d’assembler la disparate et de viser au réalisme par l’image. Selon les dires du réalisateur, le montage s’est révélé être une véritable tour de Babel.
Enfin, Bertolucci évoque les aspects politiques de son film, qui se termine avec l’explosion de l’utopie. Certes, la fin a quelque chose de naïf, avec ce tribunal des paysans qui veulent mettre à mort le propriétaire terrien, mais le réalisateur avait dans l’idée de poursuivre le film avec un acte III qui irait jusqu’à la fin du siècle – fin de tous les possibles. De cet aspect engagé, Bertolucci retient également les difficultés posées par la Paramount pour la sortie de son film aux Etats-Unis. Réduit d’une heure, 1900 n’avait plus la même signification et, paradoxalement sa vigueur pâtissait de longueurs. Bertolucci tenait néanmoins à ce qu’il soit produit par la Paramount, car il restait « le plus grand drapeau rouge jamais vu aux États-Unis ». Et si 1900 souffre de quelque vision sociale simpliste, son idéalisme est servi par une photographie magistrale : c’est ce qui lui permet de transcender tout malaise.
Extraits
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