C’est toujours auréolé du succès des Valseuses, mais peut-être aussi en réaction à l’échec de Calmos, que Bertrand Blier tourne Préparer vos mouchoirs en 1978. Pour ce film, le réalisateur français reforme le duo terrible Depardieu-Dewaere qui avait si bien fonctionné. Exit Miou-Miou, écartée du casting suite à sa séparation avec Dewaere, c’est la québécoise Carole Laure qui hérite du premier rôle féminin. Outre les acteurs, certains ressorts des Valseuses sont eux-aussi repris, du moins dans la première partie du film, avec ce triangle, amoureux autant que dysfonctionnel, entre Depardieu, Dewaere et Laure, mais « en plus doux », aux dires de Blier.
A vrai dire, cette supposée tendresse, vue avec nos prismes contemporains, ne paraît plus tellement évidente aujourd’hui. Le duo masculin est d’apparence moins prédateur vis-à-vis de l’objet de leur désir (rien de comparable ici à cette scène d’ouverture des Valseuses avec le caddy de supermarché, malaisante à dessein et d’ailleurs directement inspirée par Orange Mécanique de Kubrick), Solange (Carole Laure) n’en demeure pas moins sujette à une vraie violence, parfois d’ailleurs physique. Donc, et l’idée est brillante, Solange incarne parfaitement l’archétype de la femme-objet. Son portrait, par ailleurs magnifié par quelques plans sublimes, se dessine en creux, comme un décors, celui d’une pièce comique dans laquelle Depardieu et Dewaere s’en donnent à cœur joie. Les hommes sont ici montrés comme des héritiers ringards (et là aussi se glisse un comique exquis) d’une tradition Rabelaisienne.
Raoul (Depardieu) est désespéré par le mutisme et l’abattement de sa femme Solange. Il l’aime et dit vouloir son bonheur. Prêt à tout, il décide de demander à Stéphane (Dewaere), rencontré fortuitement dans une brasserie, d’accepter sa femme comme sienne et de l’aimer. Mais très vite, à l’amour de Raoul pour sa femme, semble se substituer un sentiment plus profond encore pour Stéphane. Une amitié solide ne tarde pas à naître entre-eux. Bien sûr, Blier place là un symptôme évident de misogynie, lequel tient dans l’idée suivante : si les hommes peuvent s’aimer profondément à travers une amitié, ils détestent en réalité les femmes qui ne représentent pour eux qu’un enjeu social, obligatoire mais gênant. Blier s’en moque avec malice, et semble rétrospectivement remarquablement conscient de ces enjeux, comme s’il avait parfaitement fait sien les arguments du féminisme (ce qui était déjà le cas dans Calmos). Bien entendu, pour tous les hommes qui la côtoie, le seul remède à la mélancolie de Solange serait d’avoir un enfant.
Les deux compères forment très vite une sorte de duo parental, incestueux puisque l’objet de cette co-parentalité serait Carole. Les deux papas, l’un obsessionnel avec sa fascination pour Mozart et sa collection de Livres de poche, et l’autre hystérique avec ses excès, témoignent d’une compréhension mutuelle très forte, et se révèlent à l’inverse incapables de percevoir quoique ce soit du désespoir de Solange. Ce personnage se montre à la fois très beau, touchant et profondément comique, car potiche au possible. Avec ses aiguilles à tricoter, Solange multiplie les malaises comme une adolescente qui tente d’attirer l’attention, vaguement indifférente à la grande bouffe et à Mozart, et par instant enjeu des besoins sexuels de ces deux hommes. Malgré tous leurs efforts, rien n’y fait, elle ne tombe pas enceinte. Là encore, l’humour acide et subtile de Blier tranche avec l’indélicatesse des personnages qu’il dépeint.
Dans une deuxième partie de film dans laquelle le trio encadre une colonie de vacances, les deux compères s’effacent peu-à-peu pour être supplanté par un enfant surdoué, Christian, (interprété par Riton Liebman, âgé de 13 ans au moment du tournage), souffre-douleur de ses camarades. A cet instant, l’enjeu de la maternité de Solange refait surface à travers un transfert qu’elle opère vers cet enfant.
Au contact de ce gamin surprenant, Solange s’éveille à la vie, et… à l’amour. Tout à coup, la voici toute puissante, les deux compères comiques soudain relégués au second plan, réduits à servir ses desseins à elle. Surtout, ce qui n’est pas montrable est montré, quand la relation avec l’enfant glisse sur un plan intime. Blier fait prendre une trajectoire libératrice à Solange par sa rencontre avec Christian. L’enfant, pur et innocent par essence, sensible et lucide sur le monde des adultes de part son intelligence, parvient à toucher (symboliquement et littéralement) cette femme. Pourtant, et c’est tout le paradoxe, le réalisateur parvient à garder un regard assez naturel : celui d’un adolescent s’éveillant à la sexualité, curieux du corps des femmes. A l’instar d’un Lynch qu’il admire par ailleurs, Blier revisite-t-il sa propre psyché à travers cette situation ? En tout cas, il ose explorer une situation psychanalytique, autant du point de vue de la mère que de l’enfant, laquelle serait inexprimable ailleurs que dans le secret d’un cabinet de psy. Et le refoulé de se matérialiser sous nos yeux.
Préparer vos mouchoirs montre deux êtres, incompris et soumis dans leurs milieux respectifs (le père de Christian ne voit en son fils que son successeur et ses deux parents sont incapables d’exprimer leur amour), capables par la force de leurs sentiments réciproques de plier un système et d’en triompher. Solange accédera à la maternité, affirmant là son pouvoir, rendue maîtresse de sa destinée et son ventre.
Voir ce film de nos jours, c’est se replonger dans un état d’esprit post soixante-huitard, avec un Blier pince-sans-rire, sans doute amusé à l’idée de saccager la morale de petit bourgeois qui corsetait la France. Il est absolument certain qu’aucun réalisateur ou réalisatrice, tout provocateur – ou Scandinave – qu’il soit, ne ferait un tel film de nos jours, du moins si tant est que le propos soit autant ambigu. Sans doute est-ce pour le mieux, ne serait-ce que pour la principale victime de ce film : tout simplement Riton Liebman, jeune acteur confronté à une nudité érotisée in situ. Cependant le témoignage de l’acteur aurait tendance à désamorcer tout débat : lorsqu’il se remémore le tournage, ça n’est certainement pas pour y évoquer un quelconque traumatisme. Il se souvient avoir eu très peur lors de cette séquence – lui qui n’avait lui même connu aucun amour à l’époque. Même s’il ne nie pas le trouble, il était pleinement conscient de la séparation entre fiction et réalité et de le considérer comme un exercice incroyablement formateur pour son futur métier, , totalement aidé par un Bertrand Blier qu’il continue d’admirer. Il rappelle d’ailleurs qu’il était très surveillé par ses parents durant le tournage, inquiets et concernés. C’était pour lui une forme d’exercice fondateur de son futur métier, et s’il considère que le milieu du cinéma a quelque chose de destructeur, ça n’est certainement pas à cause de ce film en particulier. De fait, contrairement à d’autres œuvres de la même époque (nous évoquions le Tambour ici par exemple) ou même tirées de la filmographie du même Blier (avec Beau-Père notamment), ce qui est montré dans Préparez nos mouchoirs n’a rien de gratuit et simplement provocateur.
Au contact l’un de l’autre, les deux personnages s’incarnent au-delà de la simple comédie et se révèlent touchants. Et derrière cette situation qui brise (à la différence d’un Beau Père imbuvable ou l’homme adulte est quasiment montré comme une victime des abus d’une adolescente) tous les tabous et les interdits brisés dans Préparez vos mouchoirs sont prétexte à une double libération des règles imposées qui a beau mettre mal à l’aise, n’en demeure pas moins bouleversante et anarchiste. Celle d’une femme de l’emprise des hommes. Celle d’un enfant de l’emprise du groupe, des adultes et de ses congénères. Une forme de démonstration par l’extrême, l’absurde et l’impensable. Ce qui était subversif, anticonformiste, anti-bourgeois en 1978 devient très logiquement polémique en 2024.
Revoir le film à l’occasion d’une réédition UHD, c’est aussi se confronter en tant que spectateur à une relation moralement inacceptable, et tout à la fois ô combien émancipatrice pour les deux protagonistes. Au-delà du jeu sur les questionnements intérieurs induits, Blier ne proposerait-il pas une alternative à une incessante guerre des sexes ? En tournant en ridicule les archétypes masculins (les deux amants présentant chacun une facette d’une supposé virilité et le père de Christian représentant le pouvoir et l’argent), c’est un chemin vers la paix qui est proposé. Peut-être qu’à travers la figure du jeune garçon, se révèle un pouvoir d’une puissance négligée, conférée par une vraie sensibilité, que le passage à l’âge adulte, par les conventions sociales et les structures familiales, s’emploie à détruire.
Tout laisse à penser que le malicieux Blier était décidément bien conscient des enjeux. Comme dans Calmos, il questionne en jouant sur nos propres limites (en voulant répondre à de vives critiques féministes liées aux Valseuses, il montrait alors une compréhension remarquable du poids du patriarcat par une inversion des rôles). Préparez vos mouchoirs oscille donc entre la truculence et une sorte d’ode à un idéal amoureux, dont la déviance serait oubliée à la faveur du jeu sensible et sublime de Carole Laure. Les élans initiaux misogynes de Blier y sont graduellement anéantis (même la figure de la femme tricoteuse y prend une belle tonalité absurde et poétique) , comme s’il se laissait à la fois gagner par sa propre écriture et l’ensorcèlement de son interprète. Seule la géniale actrice de La Tête de Normande St-Onge ou La mort d’un bucheron pouvait être capable d’imposer avec une telle grâce cette trivialité, ce nouvel ordre familial scandaleux qui plus que jamais interroge le spectateur, conscient à la fois d’un acte condamnable et de la beauté d’un amour.
BONUS:
• Tournage du film avec interviews de Carole Laure, Gérard Depardieu, Patrick Dewaere et Bertrand Blier (9 mn)
• Interview de Bertrand Blier par Olivier Père (11min)
• Interview de l’acteur Riton Liebman (21)
• Film annonce
UHD édité par Le Chat qui fume
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