Il était une fois, avant le succès des « Garçons sauvages »… de merveilleux courts métrages de Bertrand Mandico. Après un premier coffret consacré à ses premières oeuvres de 1998 à 2012, Malavida sort une deuxième box qui couvre la période de 2013 à 2017 avec notamment  Préhistoric cabaret (2013), Y a-t-il une vierge encore vivante ? (2015) et le déjà culte Notre Dame des Hormones (2014). La Mandico Box 2 propose également le programme Vanités consacré à sa veine la plus expérimentale, avec notamment Depressive Cop un drôle de poème cinématographique qui convoque de manière totalement improbable l’amour de Mandico pour le surréalisme et pour Maniac Cop de William Lustig. Souvenir d’un montreur de seins et son jeu sur les mots appliqués à l’image ressemblerait à du Topor, comme une annexe de son Portrait en pied de Suzanne. Si Mandico aime le muet, dans L’Ile aux Robes, il se fait aveugle puisque nous tendrons l’oreille devant une image noire qui peut-être, cache déjà le décor des Garçons sauvages. Petite fille timide constitue quant à lui la désopilante bande-annonce parfaitement indécente de trivialité du Festival de Film de Fesses 2015. Enfin on reverra avec grand plaisir le clip Apprivoisé de Calypso Valois, avec les apparitions délectables de Christophe Bier, Nicolas Maury et Anne-Lise Maulin.

Hormona ravira mais ne surprendra pas tout à fait ceux qui avaient été chavirés par son double programme Boro in the box ( 2011 ) et Living still life ( 2012 ), pas plus que ceux qui suivaient la lente progression du bonhomme. Attention, « Ce que vous allez voir peut changer votre perception de la vie » susurre la voix traînante, de la sirène nordique Elina Löwensohn

J’ai vu à l’intérieur de sa chair un paysage hormonal enivrant…

« Nous aurions souhaité – pour résumer à l’aide des paroles de Schelling ce qui est fondamental -, que notre explication « rende justice à ce qui doit être expliqué, ne le réduise pas, n’en rabaisse pas l’interprétation, ne le diminue pas, et ne le mutile pas pour le rendre plus facilement compréhensible. » Nous ne nous sommes pas demandé : «  quelle opinion il faut retirer du phénomène pour qu’il puisse commodément s’expliquer dans le cadre d’une philosophie quelconque, mais au contraire : à quelle philosophie il convient de recourir pour être à la mesure du sujet, se trouver à égale hauteur avec lui. Nous ne cherchons pas comment le phénomène doit être tourné, retourné, observé, sous tel aspect ou plié à tel autre pour être à peu près explicable sans enfreindre des axiomes que nous nous sommes posés une fois pour toutes – mais de quelles façons nos pensées doivent s’élargir pour être à la hauteur du phénomène. Celui qui, pour n’importe qu’elle cause, répugnerait devant un tel élargissement de la pensée, devrait avoir la franchise de ranger le phénomène parmi les choses qu’il ne comprend pas au lieu de le rabaisser à la mesure de ses conceptions et de le banaliser. Des phénomènes qu’on ne comprend pas, il y en a encore beaucoup, et tout homme, s’il est incapable de s’élever au degré requis pour leur compréhension, devrait au moins se garder d’émettre sur eux des opinions totalement impropres. » Ch. Kerényi, L’essence de la mythologie, 1941

Comment aborder le « film intrépide et inconscient », l’image « mythique, inimaginable et instantanément inoubliable » chantés par les poètes barges Blutch et Pacôme Thiellement ? Peut-être par la prolixité. En se roulant dedans, bien cramponnés au fil du temps, quoiqu’on en soit souvent réduit à fantasmer l’invisible sur la foi d’un titre comme une prière. Ce qui se dégage de l’œuvre de Mandico, grosse d’une trentaine de travaux divers, c’est un foisonnement créatif « magnifiquement affreux » qui sacralise le vivant. Jamais scatologique ou presque mais peut-être bien eschatologique. Lancé à la conquête de sa totalité ( déjà en un « comme je ne pouvais pas sortir, j’ai d’abord voulu voir à l’intérieur des choses »… ), le cinéaste prête sa voix à la comédienne Agnès Berthon qui interprète le metteur en scène de Notre Dame des Hormones. Un être androgyne qui finira dans une posture de yogi quand « la chose » en titre fusionnera avec le corps d’Elina Löwensohn devant l’œil d’un miroir brisé ceint d’une auréole. Un plan emblématique de son cinéma où l’appendice érectile incorpore pour toujours sa moitié.1 Dans la théâtralité certaine et assumée de sa comédie sur le destin cruel des actrices, on trouvera un goût immodéré pour la nature morte-vivante, les rougeurs et les chairs bleuies et toujours cette touche de couleur vive qui vient rehausser l’ordonnancement harmonieux de ses tableaux. Et le jeu des mots, des langues plutôt, avec lesquelles il convient de se réconcilier dans force bruits de succion, langue pendue du narrateur qui s’en vient lécher la langue pendante du spectateur.

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Dans l’introduction de Boro in the box sur une plaine que n’auraient renié ni Gunther Grass ni le Volker Schlöndorff du Tambour, on découvre Mandico poète des eaux et forêts. De la boue et des liquides. Il atteint ici le mélange idéal du végétal et de l’organique et dépasse le simple tableau baroque à la croisée de Has et d’Arcimboldo : une table avec ses verreries, plumages, bogues de châtaigne vertes, encadrant l’obscénité de sa très sainte relique. Ou plutôt cœur battant qui bande encore, copulant avec la nature toute entière. C’est lui qui impulse ces fulgurants intermèdes qui précèdent le timbre profond, sans âge, de Michel Piccoli. De l’animation de matières d’abord abstraites et libidineuses, intrigante dès le premier plan, sortent des langues gourmandes et poussent les fleurs du mâle ( quand bien même cette chose trouvée en pleine forêt s’avère être matrice et femme, mère d’un Œdipe bien tourmenté – un drôle de rescapé du Jim Rose Circus torché à la boue de l’antiquité…). Un bouquet fumant, capable d’exhaler un dernier soupir. Tout un microcosme qui semblait seulement grouiller sous Le monde vivant d’Eugène Green quand ici, les arbres sont parcourus par la violence de la pulsion. Dans Y a-t-il une vierge encore vivante ?, le réalisateur se plaît à cadrer l’accouplement d’un feuillus et d’une jeune rouquine, chevauchant La bête, citant encore le maître pour qui il veut « transformer la bestialité en poésie sucrée ».

Et si la caméra n’est qu’un œil qui ment au bout d’un organe fou furieux de cinéma, elle révèle les textures, décille les âmes dans des images parlantes comme un muet, « tragiquement comiques », empreintes d’une vraie religiosité et du seul sens du sacré qui vaille la peine d’être conservé, le secret de l’alchimie. Une transmutation entamée les mains dans la pâte du cinéma d’animation et qui envahit comme la lave le champ de la fiction… Soudant les interstices et gommant les scories pour décaper l’or de leurs corps ( ces femmes lampes dont on effleure le sexe pour être « On ») – pour voler la formule d’un coloriste qui affectionnait lui aussi les modèles fleuris ( plan inoubliable, indien, du visage de Nathalie Richard sous une orchidée orange d’où s’écoule des constellations d’étoiles en une vision mélancolique et émerveillée ). Visage royal au bout d’une tige altière, quand Elina Löwensohn joue ramassée comme une sorcière de film noir. Des artistes de cabaret aux actrices errant dans leur placard, en passant par la dernière vierge aux prises avec une Jeanne terminale – oui on peut donc faire plus barré que La pucelle des zincs, adaptation chantée pour bars enfumés de l’épopée de Jeanne d’Arc par Claude Duty -, les femmes, « ces êtres doux, compréhensifs et plein d’orifices » sont à la fête chez Bertrand Mandico. A la fois muses inspiratrices et initiatrices, oiseaux de nuit survolant une nature humaine malade, elles divinisent un trésor d’abord baptisé « sombre merde », berçant cet enfant roi serti de brillants, pour lequel on ne peut que tuer ses illusions. Si Mandico se tient loin du kitch ( à la limite, les costumes satinés de vestales luttant au corps à corps ), il ne craint point le mauvais goût : il s’en délecte… Autant dans la jupe qui sert, au plus près, la pénétration dans la performance cinématographique ( motif obsessionnel d’un cul comme bouche, donc très parlant, qui reviendra détourné dans Notre Dame ) que dans un dialogue pour faucille sur personnages marteaux. Il ressuscite ses chères actrices mais aussi les statues humaines qui peuplaient les jardins de Greenaway, commentateurs silencieux mais avides des métamorphoses en cours chez les âmes tourmentées.

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La narration brisée de Notre Dame des Hormones, rythmée en chapitres très personnels ( « répétition de la fin » ), par des intermèdes en forme de rêve du film, jonglant avec ses motifs – une Nathalie Richard bleue nuit pour sécrétions rouge sang quand la caméra tombe sur Elina Löwensohn plus madone étoilée que rivale – ou emmêlant la course du temps ( un « départ sur place » dont l’atmosphère évoque les poursuites sans fin d’ Opération peur, ce temps à l’arrêt, de La clepsydre de Has aux palais d’un Cocteau ), se cristallise en un plan merveilleux, toile d’araignée où se superposent des formes géométriques en des mandalas dont seul l’auteur a la clé. Univers mental où la raison dérape – « je la sens qui se faufile » -, bégaie. Mais qui reste néanmoins précis dans ses moindres rituels, clés d’un grand mystère, ici celui de l’incarnation, sis dans un véritable accouchement en direct… D’un film à l’autre, on a rarement le sentiment de sortir d’une histoire mais plutôt de rerentrer dans le saint des seins par un vortex dérobé ( un drap sur la lande, une volute de fumée et un bourdonnement accueillant ), toujours dans une excitation renouvelée. « S’il arrive qu’un anglais vienne nous visiter dans la métempsychose », c’est une Alice qui sait nous recevoir. Elina Löwensohn, languissante et offerte, soit mystérieuse et voilée, aveugle et masquée, nous conduit sur les champs de Bataille et de Maldoror, de Boro in the box au sublime S Sa Salam Salammbo ( 2014 ) , et maintenant en ces trois rejetons dont il n’y a plus lieu de revenir, pour goûter son « intimate landscape »… Peu de metteurs en scène ont ainsi une tête folle en boussole, un corps et une psyché qui se livrent pareillement. Peu… ou proue ! Avec en prolongement, son chibre monstrueux – Henenlotter contaminé par la fanfreluche – qui nous promet le grand tout et au-delà pour nouvelle chair ( « la source des origines, les méandres de la vie » ), figuré dans un soleil, à la fois ovaire, molécule et brûlure de l’acétate.

« Il n’y a de net de précis et de non-équivoque que l’image elle-même telle qu’elle se présente dans son contexte habituel ; sous cette forme, elle dit tout ce qu’elle contient. Mais dès qu’on essaie d’obtenir, par « abstraction », la nature essentielle de l’image, celle-ci devient floue et se dissout en fumée. Pour comprendre sa fonction vivante, on doit la laisser subsister dans sa complexité comme un être vivant… » avertissait Jung lancé sur la piste de l’image inconsciente qui achopperait sur l’archétype. 2

Dans la plupart des œuvres de Bertrand Mandico et continuant une tradition de collage, moins surréaliste que disons, harmonique, les dimensions coexistent comme les matières se frôlent. Surimpressions mixées, filées. Images-mondes qui les contiennent tous… Le désir et sa projection souvent, à fleur de peau toujours. La proto séance de cabaret et ses chambres de l’imagination ( private chambers ) comme brèche dans le Mandicoland… Le monde et the inside : un coup de faucille révèle en une déchirure temporelle, une autre enveloppe qui protège la lueur interne… Le haut et le bas  s’interrogent souvent par des profils qui ne se répondent pas toujours. L’espace opère une rotation quand le personnage quitte son corps, encore et en corps… A un rythme chonophotographique, le spectre lumineux parcourt celui d’une jeune fille au réveil sur toute la gamme chromatique pour nous faire monter en température. Ce n’est pas un décollage vers l’astral mais une balade dans un dédale né des émotions contradictoires et sauvages. L’expérience de la projection, où l’Extase est le montage même, rejoint la performance de l’exhibition dans un Cabaret préhistorique où l’accessoire quitte le bricolage pour la double vie, jusqu’à la surcharge de Notre Dame des Hormones, dont les débordements mènent aux poses. Folie de l’apparition d’un metteur en scène chassant sur sa machine des filles nues caracolant au milieu de la route en variation martienne sur le début d’ En quatrième vitesse. Un Pygmalion décharné au visage bowiesque, « branché » sur le plaisir féminin et auquel la mort apportera une surprenante vitalité esthétique, lors que la dinde n’est pas tout à fait celle qu’il croyait. Un cinéma de visages qui se ré-enfantent eux-mêmes dans l’œdipe d’un metteur en scène qui hurle à la lune «  Venez dans mon cœur actrices égarées ! » ( Nathalie Richard, sauvée des hautes sphères et des bas-fonds de Paris 16ème ). Il y a chez Mandico un puissant désir de partage et d’être l’autre.

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Quand les yeux crevés, l’héroïne erre sur la terre, incapable d’épargner la vie.

Tout juste de l’enchaîner. Mais sans le lien magique qui rapprochait le demi-chamane indien du conquistador Cabeza de Vaca. Quand privée des yeux arrachés que l’on promène sur la douceur de la carnation rosée d’Eva Loisel, Joan the slut a beau nous inciter à voir avec d’autres organes ( les seins stylisés en blason ), le regard extasié du spectateur ne sera lavé que par les rayons d’une aurore tropicale, comme il le fut par l’apparition d’une biche sacrée dont il tentait à tout prix d’embrasser du regard les seins de la légende. Nous, éclaboussés de couleurs, elles, affranchies des formes et du sens, en une irradiation poétique telles qu’on ne les pratiquait plus depuis Terayama, poète japonais ne cessant de questionner la distance entre l’œuvre et le spectateur. Y a-t-il une vierge encore vivante ? est un joyau gothique flamboyant, option vitrail, illuminant toujours l’enluminure de l’intérieur. Il se fend même, dard d’art, d’un hommage à Robin des bois quand un nouvel appendice vient cueillir la vie de Jeanne. Comme dans le cinéma japonais, même la nature pleure la fin de cette Ophélie déflorée par un étalon anglais et le saule s’épanche douloureusement. Oh willow i die, oh willow i die… murmure encore la complainte des Innocents… Un dénouement qui répète la construction d’une nouvelle créature, ses « ovaires, chaudes et profondes » à nu. Ô digest enchanteur d’un vol cendré, flottant sur les os du fragile Jeanne captive d’un Ramos égaré.

A la fin d’Hormona, le passage au numérique s’est lui aussi accompli, encore zébré de stigmates pelliculés où l’impureté devient figure de style. Mais grâce à Mandico, le point s’enfuit et l’image redevient enfin impropre à la consommation… Diamant noir arraché au grand tout céleste qui nous enfanta tous, elle est signe… Entre autres plaisirs démiurgiques, Bertrand Mandico aime assurer le cadre. Il est incluant, généreux, rarement coupant comme ces plans de Nathalie Richard entièrement dévouée à Notre Dame et qui contredisent le « faites que je ne sois pas oubliée » en une éternelle interrogation du féminin. Des plans habités par une figure hurlante sur la marée écumante ou par ce qui palpite au fond de la gorge… J’ai même vu Mandico les hanter. En négatif. Seigneur hiératique surgi du Styx, du Château de l’araignée mais sans les épingles, Pan en côte de mailles dévorant sa création comme le fruit mûr dans un rire luciférien.

« Did you like it ? You liked it… Say it… Did you like it ? You liked it… Say it… »

1 : A noter que le maître d’œuvre du « vil morceau de chair » est l’infatigable David Scherer, ici en proie au coup de folie du petit blanc pour remuer la chose de ses dix doigts de fée…

2 : Carl Gustav Jung, L’essence de la mythologie, 1941.

(cet article est une remise à jour de l’article publié en 2015 à l’occasion de la sortie salles d’Hormona)

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