Profitons de la sortie chez Wild Side du magnifique coffret collector de Règlement de comptes (The Big Heat, 1953) de Fritz Lang pour remettre en avant la critique qu’en avait fait Cyril Cossardeaux lors de sa reprise salles. Cyril considère The Big Heat comme l’un des meilleurs Fritz Lang, et il a raison…
Ce film est passionnant à plus d’un titre, notamment parce qu’il illustre, sans vraiment en élucider le mystère, cette alchimie qui faisait parfois de pures productions commerciales de studio de véritables œuvres d’art, d’autant plus précieuses qu’elles n’ont pas la prétention de se donner pour telles.
The Big Heat met également à mal le raisonnement syllogique : 1) Fritz Lang était un grand cinéaste, probablement l’un des plus grands inventeurs de formes du 7ème art ; 2) The Big Heat est peut-être un des films les moins évidemment langiens qu’il ait jamais signé ; 3) et pourtant, non, il ne s’agit pas d’un film mineur dans sa filmographie, bien au contraire.
Où l’on en revient toujours à la complexité de la Politique des Auteurs, dont Lang fut l’un des cinéastes qui l’inspira, l’un des très rares également à faire l’unanimité des principales chapelles cinéphiles françaises des années 50 (et l’on sait que la France inventa la cinéphilie), des Cahiers du Cinéma à Positif en passant par les MacMahoniens. Car si The Big Heat se nourrit peu des grands thèmes langiens de prédilection (concédons-lui un Mike Lagana, parrain du syndicat du crime, qui pourrait être un lointain cousin d’Amérique du docteur Mabuse) et met à mal l’idée qu’un Auteur traite plus ou moins toujours des mêmes sujets, il apporte quelques pierres de taille à l’édification de la statue du grand Artiste. Et accrédite l’idée qu’on peut être un auteur… sans en être un (puisqu’on peut douter que Lang ait eu beaucoup de prise sur le scénario du film). Le grand sujet de The Big Heat, ce serait plutôt la vengeance. Et, pour une fois, même s’il est plus trivial et plat que le titre original, le titre français est assez bien vu : oui, Dave Bannion a des comptes à régler et, pour se faire, se retrouve seul contre tous, le crime organisé comme ses ex-collègues flics, tous gangrenés par la corruption.
Comme on le voit, le thème ne brille pas a priori par son originalité, la vengeance étant un moteur dramatique ultra classique, en particulier des westerns ou films noirs américains. Fritz Lang lui-même a déjà eu l’occasion de le traiter à Hollywood (Le Retour de Frank James, pour ne citer qu’un seul exemple) et on pourrait donc, de mauvaise foi, en faire un thème langien. La vérité est que le script du film semblait davantage taillé pour un Anthony Mann (Sydney Boehm, le scénariste, lui écrivit d’ailleurs celui de La Rue de la mort), mais, en 1953, celui-ci avait largement délaissé le film noir pour le western. Il n’est pourtant pas certain que Mann aurait signé une mise en scène si différente de celle de Lang.
On sait que les films de Lang se caractérisent généralement par une certaine sécheresse de traitement, pouvant parfois conduire, dans ses moins bons films, à des personnages manquant de chair et d’affects, un peu trop au service de l’exécution d’un scénario, d’une idée, souvent assez proche de l’abstraction théorique. L’une des très grandes réussites de The Big Heat est de garder cette mise en scène très affûtée, sans aucun « gras », tout en réussissant le portrait de personnages extrêmement humains, que scénario et mise en scène savent caractériser dès la première scène, mais aussi faire évoluer, sans jamais les figer.
Glenn Ford est un mari et père exemplaires mais aussi un flic implacable et incorruptible, n’hésitant pas à l’occasion à jouer des poings. Et c’est parce qu’il est tout cela à la fois qu’il peut logiquement devenir obsédé par l’idée de venger la mort de sa femme et se muer en une sorte de justicier pas si éloigné de ceux des années 70, le Charles Bronson de Death Wish ou le Clint Eastwood de Dirty Harry. Gloria Grahame (magnifique, sans aucun doute dans son plus beau rôle) est à la fois l’archétype de la bimbo nunuche et une amoureuse idéaliste et intègre. Lee Marvin (qui crève l’écran et se révèle en un Vince Stone sadique comme Richard Widmark le fit avant lui en Tommy Udo dans Le Carrefour de la mort) est à la fois une figure de méchant terrifiante et un type assez veule et lâche.
C’est par les détails, parfois a priori insignifiants, de sa mise en scène que Fritz Lang construit aussi brillamment son édifice narratif. L’un des meilleurs exemples en est LA scène pour laquelle le film est passé à la postérité, celle où un Lee Marvin fou de rage balance le contenu d’une cafetière bouillante au visage de Gloria Grahame. Bien des cinéastes paresseux auraient maximisé leurs effets sur la scène elle-même et demandé à leurs producteurs un budget effets spéciaux/maquillage déraisonnable. Lang, au contraire, traite la scène à la limite de la désinvolture, demandant simplement à son actrice de cacher vaguement son visage avec sa main, au mépris de la vraisemblance de la situation. Ce qui l’intéresse davantage, ce sont des figures de pure mise en scène et singulièrement la façon qu’il a de jouer avec les deux faces du visage de Gloria Grahame (la défigurée et l’immaculée) dans la scène du dénouement. Loin d’être simplement virtuose, ce jeu renforce au contraire la complexité de ses personnages.
Ce qui est également très étonnant, dans The Big Heat, ce sont ses touches d’humour, dont Lang n’était guère familier, qui passent toutes entières dans des dialogues très hard boiled, souvent vraiment brillants (certaines punch lines sont dignes de Hawks), probablement davantage dues à Boehm qu’à Lang lui-même. Tout cela concourt à faire de Règlement de comptes un film assez atypique dans la carrière de son réalisateur mais aussi dans le cadre de la production d’un grand studio comme la Columbia. D’abord parce que le film noir n’était pas vraiment le genre de prédilection de la Columbia. Ensuite, parce qu’il ne s’agit pas d’une production de prestige, de celles sur lesquelles un studio mise ses espoirs de jackpot au box-office et/ou d’Oscars. On est a priori dans le cadre hyper balisé du cinéma de genre (de celui toujours superbement ignoré par l’Academy), même à la limite de la série B, par son métrage (moins d’1h30) et son casting (Glenn Ford est une vedette mais pas véritablement uns star *, Gloria Grahame est davantage habituée aux seconds rôles, Lee Marvin est un freshman). Mais il n’y a pas une seule scène faible, pas une scène qui ne soit riche d’une idée de cinéma. Même le personnage supposé être le maillon faible du scénario, celui de Jocelyn Brando (la sœur aînée de Marlon), la femme sacrifiée de Glenn Ford, s’avère particulièrement soigné, émouvant sans sensiblerie (le simple fait de la voir partager une bière avec son mari l’éloigne du stéréotype de la docile ménagère de l’Amérique des 50’s).
Parfait dans ses moindres détails, captivant par son récit, The Big Heat fait partie de ces leçons de cinéma que les visions successives n’épuisent pas.
PS : Un an plus tard, Lang reconstituera à l’écran le couple Glenn Ford / Gloria Grahame, pour un résultat infiniment moins convaincant : un étrange projet de remake de La Bête humaine de Renoir, intitulé Désirs humains. Comme quoi, l’alchimie est une science fragile…
* A laquelle le film fait un étonnant clin d’œil en accompagnant l’une de ses scènes de l’air de Put the Blame on Mame, le hit de Gilda, sur lequel Rita Hayworth a électrisé des générations de spectateurs…
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Le HD est d’une beauté époustouflante, conservant toute la texture originale tout en lui offrant une nouvelle vie. Les deux entretiens avec Martin Scorsese et Michael Mann sont d’autant plus intéressants qu’ils expriment chacun des approches tout aussi différentes qu’érudites et éclairantes sur le chef d’œuvre de Lang. Celle de Scorsese a quelque chose de très sensitif et intuitive lorsqu’il évoque les yeux écarquillés le souvenir marquant du film vu enfant. Il insiste essentiellement sur l’aspect formel, les vestiges de l’expressionnisme dans la période américaine de Lang et toute la majesté de sa mise en scène, ainsi que son rapport à la violence, parfois extrêmement abrupte pour l’époque. Mann quant à lui recontextualise de The Big Heat dans une Histoire des mentalités et explique combien, au sein du film Noir, la vision langienne apportait une vision subversive et sociale. Mann se révèle très pertinent dans son analyse de l’intrigue et des personnages ; il apporte des réflexions très éclairantes grâce à sa connaissance aigüe de l’histoire de Chicago.
Jean Douchet revient dans un livre de 160 pages illustré de photos et documents d’archives rares sur la filmographie de Lang. Il se livre à une analyse extrêmement poussée du film, s’arrêtant volontiers sur certaines séquences ou plans pour les disséquer. Il s’intéresse notamment à la vision de la femme extrêmement novatrice de Lang à travers son héroïne et insiste sur la fascinante étude des rapports de sexe que constitue Règlements de Compte. Un superbe ouvrage doublé d’un bien bel objet.
DVD – BR édité par Wild Side
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