Rimini Éditions propose une copie restaurée en DVD et blu-ray du Poison (The Lost Weekend), sortie en octobre 2019, à partir de la version originale du film et de ses deux copies françaises. Le DVD est assorti d’un excellent supplément d’une conversation entre Mathieu Macheret (Le Monde) et Frédéric Mercier (Transfuge), qui analysent les liens de Poison avec l’esthétique du film noir, dont l’oeuvre de Wilder déplace les canons pour mettre l’accent sur l’addiction alcoolique d’un personnage. Les critiques rappellent également les conditions de tournage du film dans les rues de New York, à l’époque du très moral code Hays, ainsi que la collaboration fructueuse de Billy Wilder avec Charles Brackett au scénario, John Seitz à la photographie et Miklós Rózsa à la musique, déjà présents sur Assurance sur la mort (Double Indemnity, 1944).

Écrivain qui n’arrive pas à se montrer à la hauteur de ses débuts prometteurs, Don Birnam (Ray Milland) bute sur sa dépendance à l’alcool qui l’isole de son entourage, à force de tromperie et de dissimulation. Alors qu’il doit partir avec son frère en week-end, il déjoue son attention et celle de sa fiancée pour rester à New York et s’adonner à son vice et son obsession de la bouteille. Ce week-end est donc l’occasion d’une confrontation entre Birnam et ses vieux démons, pris qu’il est entre les tentatives de s’en sortir et la tentation d’y rester.

L’idée de concentrer l’action durant un week-end donne à l’intrigue des allures de huis clos mental. Birnam est de ces antihéros à la conscience malade, dont le cinéma expressionniste et les films noirs ont su représenter les troubles et les assauts pour communiquer au spectateur une forme d’angoisse incoercible. Situé dans cet héritage des personnages à la conscience dissociée, Birnam oscille entre la résistance à son vice, les essais de sevrage pour parvenir à écrire, le manque physique et psychologique et l’obsession de trouver de l’argent pour acheter de l’alcool. Son corps fait l’objet d’une attention filmique particulière, dans le sillage des films expressionnistes, où l’image travaillée par un clair-obscur menaçant souligne la déréliction du personnage. Nous voyons Birnam errer dans les rues de son quartier de New York en quête d’un bar ouvert, alors que les commerçants ont décidé d’une trêve pour Yom Kippour. La plongée dans la psyché altérée du personnage est approfondie par un flash-back qui permet de creuser les circonstances de la rencontre de Birnam et Helen (Jane Wyman). Cette analepse fournit l’occasion d’étoffer la psychologie de Birnam et d’expliciter les principaux motifs narratifs du film.

 

Le Poison : Photo Jane Wyman, Ray Milland

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Helen et Birnam se rencontrent à l’opéra, lors d’une représentation de La Traviata, à la faveur d’un malentendu. Cette scène princeps, placée au cœur du film, dramatise fortement l’aliénation du personnage à son objet, qui supplante la musique de Verdi. Birnam projette sur la scène de la représentation ses obsessions alcooliques : les coupes de champagne qui circulent sur un plateau circonviennent son esprit, la bouteille dissimulée dans son imperméable au vestiaire l’obsède jusqu’à la distorsion hallucinatoire. La caméra subjective nous introduit dans un esprit déréglé qui voit, en lieu et place de La Traviata, une série d’imperméables alignés, dont un qui contient une bouteille de whisky. Quittant la salle pour récupérer sa gabardine, Birnam se trouve en fait en possession du mauvais ticket, qui correspond au manteau d’une inconnue. L’imperméable de Birnam, le léopard d’Helen et la bouteille d’alcool qui tombe de la gabardine deviennent alors des objets d’une transaction amoureuse autour d’un malentendu doublé d’un mensonge, Birnam cherchant à cacher son alcoolisme.

Ces accessoires constituent un leitmotiv de la narration, l’attention étant particulièrement centrée sur la bouteille, vide ou pleine, d’emblée présentée comme l’objet d’une quête inlassable, une sorte de « McGuffin », qui disparaît et réapparaît dans la multiplicité de sa reproductibilité. D’abord, la bouteille est présente dès la séquence d’ouverture, où notre regard s’introduit dans l’appartement de Birnam par la fenêtre. Sur la façade, une bouteille pend à une corde. Le travelling nous conduit jusqu’au visage de Birnam préparant sa valise du week-end, tout en ayant le regard obliquement orienté vers la fenêtre. Helen arrive pour dire au revoir, avant de se rendre à un concert. Le trio est miné par la présence de cette bouteille cachée aux yeux d’Helen et de Wick (Phillip Terry), mais dont le spectateur et Birnam ont la connaissance. Il s’agit en fait d’un quatuor où la bouteille d’alcool est la rivale à dissimuler. Et d’ailleurs, Birnam et son frère n’auront de cesse de chercher à refouler cet objet qui resurgit inévitablement : roulant de dessous le lit, caché dans le plafonnier, enveloppé dans un sac de papier… Le film montre le mécanisme complexe de la demande et du manque, qui se noue sur un fond de présence et d’absence de l’objet. Il s’agit de l’épuiser pour renouveler une quête qui tend elle-même à épuiser l’objet, et ainsi de suite. Cette structure circulaire est matérialisée par des motifs graphiques, comme les ronds déposés par les fonds de verres sur le comptoir de bar. Ces procédés qui mettent en avant des structures obsessionnelles seront investis dans un film comme La Maison du Dr. Edwardes (Spellbound, 1945) ou Sueurs froides (Vertigo, 1958) d’Alfred Hitchcock pour représenter les névroses des personnages. Nous sommes à une époque où le cinéma est innervé de la psychanalyse et où la parenté entre les images filmiques et les images de l’inconscient est investie pour sa fécondité scénique, mais aussi parce que le cinéma s’intéresse de près à l’introspection à partir de motifs visuels qui sont les moteurs de la quête d’un personnage.

 

Le Poison

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Les éléments visuels créent donc une atmosphère oppressante par leur surgissement répétitif sur la scène, présentant la progression de l’action comme une descente aux enfers. Les errances de Birnam le conduisent de son appartement au bar et du bar à son appartement. Sourd à autrui, il en devient un personnage antipathique, usant de stratagèmes divers pour se procurer de l’argent ou boire en toute en quiétude : manipulations, larcins, intimidations. Les autres lieux où il atterrit attestent l’emprise de l’alcool sur sa vie : prêteur sur gage, hôpital psychiatrique, appartement d’une prostituée. La corde que nous avions vue pendre à la fenêtre au début du film semble se resserrer symboliquement autour du cou de Birnam, d’autant que le dérèglement hallucinatoire est au complet, lors d’un épisode de delirium tremens. Dans cette scène, nous touchons au plus près de l’esthétique expressionniste avec son bestiaire répulsif – souris, chauve-souris qui se nichent dans l’appartement – et sa musique angoissante. Les orchestrations Miklós Rózsa (Assurance sur la mort, La Maison du Dr. Edwardes) sont ici poussées au maximum de leurs effets dérangeants, notamment par l’amplification des sons aigus du thérémine, pour créer un climax terrifiant. Si Le Poison n’est pas à proprement parler un film noir, son ambiance visuelle et sonore, par la tension qu’elle crée, doit beaucoup à ce genre.

 

Le Poison : Photo Ray Milland

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Avec la conscience d’un personnage conçue comme le terrain d’une lutte interne entre écriture salvatrice et alcoolisme dévastateur, il ne semble pas y avoir d’autre issue possible que la mort. En effet, la dialectique s’avère impossible, puisque si l’écriture pourrait être une voie de sortie, l’angoisse de la page blanche ne trouve son apaisement que dans la boisson. Dans le roman de Charles R. Jackson, d’où Charles Brackett et Billy Wilder ont tiré leur scénario, l’explication de l’alcoolisme du personnage tient à une homosexualité refoulée. Dans l’adaptation qu’ils ont font, les co-scénaristes s’en tiennent à un cercle vicieux nourri par l’échec de l’écriture et l’échec du sevrage. L’issue proposée sera donc d’écrire au sujet de l’addiction de Birnam et de son week-end infernal à lutter contre ses démons, afin de circonscrire l’objet – The Bottle est le titre qu’il veut donner à son roman – dans les limites de l’écriture et de rendre compte de la contamination de l’écriture par ce poison. Film à visée édifiante ou bien film sur un personnage intérieurement ravagé ? Les effets esthétiques l’emportent sur le propos moral, à notre sens, même si la dimension psychologique de l’enfermement dans l’addiction n’est absolument pas à sous-estimer.

Durée du film : 101 minutes / Supplément : 48 minutes.

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