Sous-genre cinématographique controversé, le rape and revenge (« viol et vengeance » en français) est véritablement identifié en tant que tel à la suite du succès de La Dernière Maison sur la gauche. Rappel succinct, le film de Wes Craven s’inspirait d’une légende suédoise du XIVème siècle (Töres dotter i Wänge) déjà portée à l’écran douze ans plus tôt dans la version séminale du registre, La Source d’Ingmar Bergman. Coïncidence qui n’a rien d’anecdotique, Bo Arne Vibenius a justement débuté en assistant son compatriote, auteur du Septième Sceau, sur Persona et L’Heure du loup. Cinéphile passionné au cœur d’une industrie en plein essor, Vibenius est âgé de vingt-six ans lorsqu’il s’attelle à l’écriture et la réalisation de son premier long-métrage, Comment Marie a rencontré Frederick. Une fiction familiale reçue très positivement par ses pairs, qui connaît pourtant un échec retentissant. Ruiné et affecté, le cinéaste s’apprête à opérer un virage radical. Il rédige alors en trois jours un scénario qu’il désire le plus commercial et le plus jusqu’au-boutiste possible. Chef de service au sein d’une grande entreprise de publicité (qui travaille notamment avec la marque de voiture Saab), il contracte un prêt et économise l’argent récolté sur ses heures supplémentaires afin de pouvoir développer sa vision sans embûches ni garde-fou. Soucieux de préserver sa réputation plutôt flatteuse, le réalisateur choisit de signer Crime à froid sous le pseudonyme d’Alex Fridolinski. Muni d’un faible budget (40 000 dollars), il embarque une équipe réduite (environ douze personnes) dans l’aventure et adapte les conditions de tournage en conséquence : prises de vue le jour, montage la nuit, composition de la bande-originale le week-end. Il confie le rôle principal à la mannequin Christina Lindberg, qui à ce stade de sa carrière s’était cantonnée à de petites apparitions au cinéma. Une fois le film finalisé et prêt à sortir, il se heurte à la censure suédoise, une première depuis Le Jardinier de Victor Sjöström en 1912 ! Vibenius/Fridolinski ne se laisse pas démonter et met en place une stratégie pour faire parler de son œuvre à l’occasion du Festival de Cannes : bandeaux floqués Thriller distribués massivement, projections jours et nuits visant à attirer les acheteurs. L’opération porte ses fruits, Samuel Z. Arkoff via American International Pictures en acquiert les droits. Néanmoins, ce dernier opère un remontage coupable (22 minutes sont supprimées), mais peu importe, le métrage connaît son petit succès outre-Atlantique et permet à son cinéaste de s’acquitter de ses dettes. Bo Arne Vibenius planche alors sur un projet plus conventionnel dont Roger Corman doit assurer la distribution, mais celui-ci échoue à la défaveur d’un passage infructueux en commission. Il effectue un nouveau virage empreint de scandale avec Breaking Point (Les Suédoises) qui lui vaut une nouvelle censure dans son pays. Diffusé en France en VHS, puis en DVD, Crime à froid va jouir d’un culte progressif et acquérir une notoriété importante auprès d’artistes influents tels que Quentin Tarantino. Objet sulfureux à ne pas mettre entre toutes les mains, sa postérité n’empêche pas sa relative rareté plusieurs années durant. Le voilà de retour, restauré en haute définition 4K par Le Chat qui fume qui propose un superbe combo (UHD + 2 Blu-Ray) incluant ses deux versions : Thriller: A Cruel Picture (version intégrale) et They Call Her One Eye (version censurée).
Traumatisée quinze ans plus tôt par un viol subi dans son enfance, Frigga (Christina Lindberg) a perdu l’usage de la parole. Demeurant dans la ferme familiale d’une petite bourgade, non loin de Stockholm, elle décide un jour de se rendre en ville. Après avoir raté le bus, ecce est prise en stop par Tony Hill (Heinz Hopf) , jeune homme d’apparence affable, mais en réalité un proxénète violent. Retenue prisonnière dans son domaine, elle tombe rapidement dans l’enfer de la drogue et de la prostitution. Jusqu’au jour où, dans un accès de rage, Tony lui crève un œil. Frigga parvient néanmoins à s’enfuir, et n’a dès lors qu’une seule idée en tête : se venger !
Au sein d’un cadre de prime abord paisible (la campagne suédoise) observé en plan large, le titre explicite (s’inscrivant en rouge vif) envahit l’écran. Les chants d’oiseaux qui bruitent ces premières secondes, se font malgré eux annonciateurs d’un mauvais présage, confirmé par l’arrivée d’une voiture de police visible puis audible. Un drame a eu lieu, qu’une transition brutale va relater tandis que la mise en scène déstructure la temporalité afin de signifier le chaos et le choc de la situation. La caméra suit alors une petite fille qui court et joue seule dans la nature, en toute innocence, les images semblent sorties d’un conte de fées. Elle rencontre un vieil homme qui la prend par la main, une musique douce se mêle au sound design immersif et déstabilise : quelque chose ne tourne pas rond. Bo Arne Vibenius opère un dérangeant champ/contre champ en vues subjectives, avant de laisser les évocations d’horreur nous parvenir par bribes, à la faveur d’un exercice de suggestion explicite, sans le moindre recours au dialogue. Les policiers embarquent le violeur, la mère de l’enfant se contente de le gifler, cette seconde réaction non proportionnée interpelle et ajoute à la sidération. Un mouvement panoramique accompagne une ellipse d’une quinzaine d’années. Frigga désormais adolescente travaille dans la ferme familiale, retirée du monde tel un nécessaire réflexe de protection. Elle se tient à l’écart des humains pour consacrer le plus grand de son temps aux animaux. Les informations sont disséminées au compte-gouttes, par voies détournées (cet échange entre deux voisines). À peine ce trauma inaugural posé, le réalisateur amorce déjà la suite des épreuves qui attendent son héroïne, lorsqu’elle accepte de monter dans le véhicule d’un inconnu. Muette et peu expressive, cette dernière paraît insaisissable, un étrange sentiment de distance se crée, en contraste avec l’approche très frontale d’un cinéaste affranchi de toute forme de tabous. En réalité, il se plaît à brouiller les repères de son spectateur, constamment désorienter ses sens et émotions. Le travail répété sur les visions à la première personne, tend à rendre perceptible l’intériorité du protagoniste tout en la confrontant à notre propre lecture et réception des situations. Au confluent de plusieurs inspirations potentielles, à partir d’une intrigue archétypale et sordide, Vibenius se refuse à une quelconque recherche d’efficacité. Il évoque alternativement les deux grandes figures du septième art suédois, le maître Bergman, sa rigueur, sa froideur, sa lenteur mais aussi son antithèse stylistique, Bo Widerberg, à travers ses velléités oniriques et élégiaques, influences auxquelles se greffe une dimension bisseuse héritée du cinéma d’exploitation. En résulte une quête de troubles et de tourments, auscultant une individualité éprouvée de manière insoutenable : la volonté de tutoyer les limites de l’acceptable est palpable.
Profondément misanthrope, Crime à froid, au moyen d’une intrigue sombre et sans concessions, dépeint une Suède répugnante où la cruauté la plus abjecte des grandes personnes s’oppose à l’innocence volée de son protagoniste. Arrachée à son enfance et à son adolescence par les violences répétées qu’elle a subies (pas seulement physiques, à l’instar des lettres atroces envoyées à ses parents), Frigga va entrer dans le monde adulte par sa vengeance, empreinte du même jusqu’au-boutisme que son calvaire. Vibenius a beau injecter un soupçon d’humanité en cours de route avec la figure tragique de Sally et offrir une respiration bienvenue afin d’éviter l’asphyxie totale, l’issue ne fait guère de doute. Cette petite lueur s’interrompt brutalement et cause une douleur supplémentaire à son héroïne. La radicalité de la démarche du cinéaste tient autant au caractère extrême de ce qu’il montre que sa volonté de le faire ressentir. Sa mise en scène cherche constamment l’expérience subjective pendant que le montage vise à objectiver le récit. Il n’hésite pas à varier les points de vue, quitte à nous mettre dans la peau des bourreaux, témoignant ainsi d’un souci de capter l’étendue des pulsions caractérisant ses personnages, y compris les pires. Si le film tire profit de partis-pris tendancieux (l’usage d’un véritable cadavre) ou racoleurs (ses inserts pornographiques – une demande du producteur – tournés par un couple travaillant dans un théâtre érotique) accentuant sa crudité mais aussi son unicité, il sait également distiller l’étrangeté par ses expérimentations. Le recours à une caméra haute vitesse filmant à 3000 images par seconde (matériel initialement utilisé par les services secrets locaux) pour de filmer certaines séquences d’action, appuie l’idée d’une violence qui ne sera ni réparatrice ni consolatrice. Lorsqu’une musique stridente précède un acte vengeur, un ralenti vient intensifier sa brutalité et d’un même élan dilater la temporalité. Point de complaisance, dans sa recherche de subjectivité totale, le réalisateur essaie de retranscrire un temps ressenti et non réel. D’autre part, telle une réponse au trauma inaugural qui était suggéré, les représailles sont quant à elles étirées pour paraître interminables. Un soupçon d’ironie se manifeste tardivement, doublé d’un motif de désespoir supplémentaire quand la police tente d’arrêter Frigga avant qu’elle n’ait pu finir d’accomplir son dessein. Cette autorité qui fut constamment impuissante à son égard arrive cette fois presque au bon moment. Munie du véhicule policer pour clore son odyssée sanglante, elle va symboliquement devenir la loi, se substituer à la justice à l’intérieur d’un monde où l’injustice règne.
Primitif et inébranlable dans son entreprise, le film rappelle explicitement au western dans son final (le mot duel n’est pas employé par hasard). Bo Arbe Vibenius en transformant la campagne suédoise en Far West délocalisé, s’extrait définitivement d’un réalisme factice, tout du long contrarié par des velléités allégoriques (la déambulation dans l’église, relecture du calvaire au sens religieux du terme) et des aspirations mythologiques tangibles (le nom hérité de celui de Frigg, l’épouse du Dieu nordique Odin, par ailleurs borgne). Cette approche intensifie davantage encore la noirceur du propos autant qu’elle élargit sa portée et son écho. Elle achève également d’imposer son héroïne comme l’une des plus mémorables dans le registre de la vengeance au cinéma. Le visage (d’une cinégénie incontestable) à la fois dur et juvénile de Christina Lindberg (totalement dévouée à son rôle), son bandeau, son fusil à canon scié, imposent un personnage hors normes et inoubliable. Déstabilisant et radical, Crime à froid, est une expérience douloureuse et salvatrice qui se pose comme l’un des avatars les plus extrêmes et atypiques du rape and revenge. L’édition proposée par le Chat qui fume rend justice au long-métrage, en ajoutant à la sublime copie restaurée, un packaging de premier choix et surtout plusieurs heures précieuses de suppléments. On recommande tout particulièrement Thriller, un documentaire à froid, qui retrace l’aventure singulière que fut le film en donnant la parole au réalisateur, Christina Lindberg mais aussi d’autres membres de l’équipe. Un document captivant, bourré d’anecdotes croustillantes et dénué de langue de bois.
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