Stay Hungry… On pourrait tout d’abord se demander ce que le titre du quatrième long-métrage de Bob Rafelson serait s’il n’était pas celui d’un film (et d’un roman avant lui). Peut-être un slogan publicitaire ? Un titre d’ouvrage de développement personnel ou d’un manuel d’entreprenariat ? Et enfin, de quel appétit parle-t-on exactement ?

Ce simple exercice préliminaire apporte déjà plusieurs pistes intéressantes pour aborder d’un point de vue historique et thématique ce film méconnu choisi par Bubbel Pop – nouvel arrivant sur le marché de l’édition physique – pour ouvrir son catalogue dédié à la culture pop au cinéma. Comme le relève Jean-Baptiste Thoret dans le long entretien disponible dans les bonus vidéo, Rafelson (1933-2022) n’aura cessé de démontrer sa capacité à sentir l’air du temps et à anticiper les changements de l’industrie cinématographique hollywoodienne. Figure centrale du « Nouvel Hollywood », ce cinéaste baroudeur, passé par la télévision, avait entre autres fondé la société BBS qui produisit le séminal Easy Rider. Après s’être frotté pour la première fois à la réalisation avec Head (1968), ce natif d’Aspen- Colorado allait livrer avec Cinq pièces faciles (1970) un des fleurons du nouveau cinéma américain de la fin des années 60. Suivra The King of Marvin Gardens (1972) qui forme avec le précédent et Stay Hungry une trilogie non-officielle.

© Bubbel Pop

Le récit très autobiographique de Charles Gaines avait circulé pendant quelque temps à Hollywood avant de tomber entre les mains de Rafelson, à qui cette histoire de fils prodigue revenu sur ses terres pour faire un point sur son existence offrait un prolongement tout trouvé à sa filmographie antérieure. Craig Blake (Jeff Bridges) est l’héritier d’une riche famille du sud des États-Unis. La mort de ses deux parents l’oblige à revenir s’installer dans la maison familiale. Ne sachant quelle direction donner à sa vie, il s’est embarqué dans une affaire immobilière louche censée faire vendre des logements d’un quartier de la ville de Birmingham (en Alabama) afin de mieux spéculer sur la construction de bâtiments flambant neufs vendus à prix d’or. Avec sa démarche nonchalante et ses airs d’adolescent attardé, Blake pousse la porte d’un club de sport afin de convaincre son patron de revendre l’affaire. Sur place, il croise une jeune employée (Mary Tate/Sally Field) et un culturiste étranger préparant le concours de Mister Universe (Joe/Arnold Schwarzenegger), avec lesquels il ne tarde à se lier d’amitié. À travers ses quelques éléments, on perçoit sans peine l’humeur dont le film s’imprègne et à laquelle il se réfère, aussi bien à l’intérieur du récit que par la place, comme on le verra, qu’il occupe dans l’histoire des formes : celle de la « croisée des chemins ».

© Bubbel Pop

C’est d’abord pour ce même Blake une épreuve intime que de se retrouver pris ainsi entre plusieurs feux, alors qu’il tente de composer avec son passé familial et ses aspirations personnelles, soumis qu’il est à plusieurs formes/modes de réussite comme autant de voies possibles à emprunter. D’une part, le modèle « aristocratique » traditionnel hérité de son éducation privilégiée, représenté à l’écran par la grande maison de style coloniale qui donne lieu à deux scènes importantes : l’ouverture élégiaque dans le bois attenant à la demeure qui renvoie au poids ancestral de l’Amérique puis, plus tard, la longue séquence de la réception où il tentera – vainement – de faire cohabiter plusieurs univers dans un même lieu. Car entretemps, il a pu croiser sur son chemin une autre Amérique, celle de la faune sympathique du club de sport qui propose en effet un contre-modèle, une vision plus concrète et populaire de l’accomplissement personnel (mais sans doute pas moins idéalisée au fond) reposant sur une croyance reconduite en l’american dream. On ajoutera à ce tableau une troisième voie qui amène à considérer finalement un schéma triangulaire de la société : l’évocation d’un nouvel affairisme figuré par les comparses du montage immobilier dont l’accointance avec le milieu du banditisme est plus que suggérée. Le film documente ainsi avec acuité une série de rapports de force, de collisions idéologiques dont Blake sera tout autant la victime que le précipité. Jeff Bridges en propose une incarnation habile, lui qui semblait d’ailleurs tâtonner à ce moment-là dans sa carrière. Après avoir tourné dans plusieurs œuvres essentielles de la première moitié de la décennie, l’acteur – à qui Samuel Blumenfeld accole un oxymore amusant (« star méconnue ») pour évoquer sa place dans le cinéma de l’époque – jouera dans la super-production King Kong dirigée par John Guillermin la même année que Stay Hungry.

© Bubbel Pop

Sur un plan formel, et plus directement lié l’histoire du cinéma américain, Stay Hungry s’avère au moins aussi intéressant et surtout emblématique là encore d’un carrefour, esthétique celui-là. En effet, il témoigne en écho à l’histoire racontée à l’écran d’un changement d’orientation progressif des grands studios, de la fin d’une époque marquée par les répercussions des mouvements contre-culturels, de l’influence artistique venue d’Europe et d’une relève générationnelle chez les cinéastes, encore notables dans ce film-ci  – qu’on pense aux évocations de l’amour libre dans certains angles de l’intrigue ou même de l’enchainement volontairement imprévisible des séquences et autres ruptures de ton constantes – mais déjà contrebalancés par des éléments annonciateurs de la décennie à venir, notamment dans un final paradoxalement optimiste malgré le caractère doux-amer de tout ce qui a précédé. Il suffira également de penser à son casting. A posteriori, le spectateur cinéphile y voit défiler quelques figures importantes des années 80 : des habitués du cinéma de genre/d’horreur comme Joe Spinell et Robert Englund, ou la jeune Sally Field qui prendra ensuite le relai d’un certain cinéma engagé (Norma Rae) héritier de la décennie terminante. On comprend alors mieux pourquoi Bubbel Pop a choisi ce titre charnière pour démarrer son aventure dans l’édition physique. Outre les deux interventions critiques présentes sur le disque, les bonus vidéo sont complétés par les deux parties d’une même interview de l’actrice Joanna Cassidy qui joue un petit rôle dans le film. Ce supplément s’avère éclairant par le fait qu’il apporte à la fois quelques anecdotes sur l’époque du tournage et annonce l’orientation de la collection (les deux rôles les plus connus de l’actrice se trouvent être respectivement dans Blade Runner et Qui veut la peau de Roger Rabbit).

© Bubbel Pop

En parlant d’acte de « naissance », nous ne pouvions pas manquer d’évoquer l’un des évènements cinématographiques que recèle Stay Hungry : le premier véritable rôle d’Arnold Schwarnegger. Passé l’inénarrable Hercule à New-York (1970) – où sa voix fut intégralement doublée – et ses apparitions sympathiques mais muettes dans Le Privé (Altman, 1973), le film de Bob Rafelson lui accorde symboliquement sa voix, c’est-à-dire la possibilité de pousser un « premier cri » devant la caméra, à l’instar de celui d’un nouveau-né pour filer la métaphore. Dans le rôle de Joe Santo, le colosse de Graz porte à la fois son passé (celui d’un émigré travailleur, rêvant de succès et déjà dépositaire d’une mythologie de la réussite) et son avenir (l’incarnation de la force et du culte du corps bientôt portés à leur paroxysme). Mais Rafelson entendait bien lui donner à jouer un rôle de composition et non simplement exploiter son physique hors-norme. Pour l’anecdote, et afin d’appuyer sur cette notion de rôle de composition, on rappellera que l’acteur avait dès les années 70 fait fortune dans les placements immobiliers ! Soit l’inverse de ce que prône Joe à l’écran par l’intermédiaire de cette sorte de mantra – finalement assez ambiguë – donnant son titre au film. C’est que, quel que soit le chemin emprunté pour se réaliser dans cette Amérique en devenir, business remains business. Dans leur anthologie 50 ans de cinéma américain, Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon parlaient du « premier et meilleur rôle » de l’acteur. En découvrant le film, nous interprétons également cette remarque comme relevant l’originalité du rôle au sein de la filmographie de l’acteur autrichien qui saute au visage du spectateur. On aura en effet rarement vu Schwarzenegger aussi à l’aise dans ce type de jeu et de registre, son personnage proposant un savant mélange de sagesse et d’innocence (ne pas oublier son patronyme plus qu’éloquent : « Santo »), le tout montré dans une optique positive, tendre même – comme l’est régulièrement le film – vis-à-vis de celui qui aurait pu être facilement montré en 1976 comme un freak. Rétrospectivement, le golden globe de la meilleure révélation remporté en 1977 semble on ne peut plus mérité.

Avec ses nombreux bonus et son master de belle facture, le Mediabook proposé par  Bubbel Pop Édition offre un écrin à la hauteur de ce film souvent passionnant.

© Bubbel Pop

Contenu et caractéristiques techniques du combo BLU-RAY + DVD (Master HD) proposé par les éditions Bubbel Pop :

  • Boîtier Mediabook collector limité contenant : le Blu-ray du film, le DVD du film, le livre « Vivre dangereusement » par Christophe Chavdia (100 pages)
  • Bonus vidéo : « Joanna Cassidy se souvient de Stay Hungry » (12’) / « La Femme Alpha » (6’) / « Arnold devient Schwarzy » par Samuel Blumenfeld (16’) / « La Fin du nouvel Hollywood » par Jean-Baptiste Thoret (42’)

© Bubbel Pop

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A propos de Martin VAGNONI

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