Un mort encombrant occupe une place un peu particulière au sein de l’œuvre de Robert Louis Stevenson. Alors marié à Fanny Osbourne (1), Stevenson voit dans son apprenti écrivain de beau-fils Lloyd Osbourne un joli potentiel. Alors que Lloyd a commencé à écrire un roman intitulé Une partie de bluff, il lui propose de co-écrire le livre. C’est de là que naîtra en 1889 Un mort encombrant. Fort du succès d’Un Mort encombrant, le duo enchainera avec Le Trafiquant d’Epaves et le Creux de La Vague. Ecrit la même année que l’extraordinaire et sombre Maître de Ballantrae, Un mort encombrant appartient à la veine burlesque de Stevenson, plus légère et récréative, un pur divertissement dans lequel perce son humour britannique, son sens de l’absurde, de l’ironie… et du gentil macabre. La délicieuse adaptation qu’est The Wrong Box, réalisée par Bryan Forbes en 1966, respecte plus ou moins l’intrigue et l’esprit du livre et restitue cette propension à l’absurde et aux quiproquos comiques.

The Wrong box reprend ainsi l’argument initial de Stevenson/Obsourne. Dans une institution britannique des plus distinguées, il est annoncé aux enfants qu’est mise en place une tontine – entre loterie et assurance sur la mort – d’une somme astronomique. Celui qui vivra le plus vieux en héritera, donc, juste après la mort de l’avant-dernier survivant. En suit une désopilante suite de morts accidentelles de plus en plus ridicules, pleines d’humour noir et d’esprit satirique, narguant la morgue aristocratique anglaise, sur le mode « plus tu es hautain plus ta mort est stupide ». De l’esprit de conquête, au militarisme aveugle en passant par l’héroïsme idiot, rien n’y manque. Un chasseur un Afrique expliquant avec condescendance à son gentil nègre comment chasser le rhinocéros avant qu’il ne charge sur lui ; un militaire emporté par le boulet de canon de son propre camp ; un explorateur tombant dans une crevasse au moment où il plante le drapeau anglais au sommet du mont ; ou encore la Reine d’Angleterre décapitant malencontreusement le type avec l’épée qui devait l’adouber… Le ton est donné, délicieusement décalé et faisant preuve d’une évidente impertinence satirique. Cette formidable séquence d’ouverture est jubilatoire, à la fois légère et cinglante – sans l’être trop – dans l’esprit des préludes de certains épisodes des Avengers, et tout à fait à l’image du matériau d’origine, même si l’astucieux scénario de Larry Gelbart et Burt Shevelove prend quelques libertés.

© Powerhouse films

Dans la famille Finsbury, je voudrais Joseph (Ralph Richardson) et Masterman (John Mills), les deux survivants, deux vieillards et frères ennemis, plus ou moins en forme, et plus ou moins méchants … ainsi que leurs héritiers. Que de Finsbury ! Morris (Peter Cook) et John Finsbury (Dudley Moore) les neveux de Joseph sont soucieux de sa survie pour prétendre à sa fortune. De son côté, le gentil Michaël Finsbury (Michael Caine) s’occupe de Masterman son père adoptif, vieil octogénaire désagréable et avare. Michaël est à la fois un brillant jeune chirurgien et l’amoureux pataud de sa cousine Julia Finsbury (Nanette Newman) dont il vient de faire la connaissance. Il suffit d’un malencontreux accident de train et d’un échange d’habits pour qu’un cadavre change d’identité et que Joseph, pourtant en pleine forme, passe pour mort et que Maurice et Jean fassent tout pour le dissimuler. S’en suivent une série de mésaventures rocambolesques, de quiproquos en malentendus provoquant la confusion générale, jusqu’à un final en apogée !

The Wrong Box propose une distribution particulièrement éclatante pour une galerie de personnages pittoresques, du tombeur minable au chirurgien timide en amour, en passant par ce vieillard sournois qui n’arrêtant pas de faire semblant de casser sa pipe. Peter Sellers livre une prestation désopilante avec son accent du Nord, en médecin sur le déclin, complètement foldingue, corruptible et dépressif, vivant dans son capharnaüm avec tous ses chats, dont il se sert de temps à autre comme d’un papier buvard. Mais l’individu le plus fascinant restera sans doute ce vieux majordome toujours gémissant, tremblotant et balbutiant à l’envi des « oh…non » face à l’accumulation des soucis, comme un vieux chien fidèle si drôle et touchant. Au-delà du rire qu’il provoque, s’il reste le plus émouvant, c’est sans doute parce que Wilfrid Lawson y met ses ultimes forces – il mourra quelques mois plus tard.

Capture écran « The Wrong Box » © Powerhouse films

Loin de l’académisme de bon aloi auquel on aurait pu s’attendre, si courant dans ce type de production, le chef opérateur Gerry Turpin fait preuve d’une inventivité picturale constante. Turpin collaborera avec Bryan Forbes sur Le Rideau de Brume (1964), et signera en 1985 la superbe photo du Docteur et Les Assassins. Est-ce parce qu’il travailla avec Michael Powell en tant qu’opérateur caméra sur Peeping Tom (1960), toujours est-il que d’étranges teintes de fantastique gothique et oniriques pointent leur nez, faisant presque contrepoint avec la légèreté de l’intrigue, tout comme ce sens du cadre, du tableau, ce jeu sur l’incongruité. On est surpris de retrouver dans une comédie british apparemment anodine des réminiscences de l’excentricité surréaliste du cinéma tchèque des années 70, celle de Václav Vorlíček ou de Jiri Menzel, à l’instar de cette formidable scène de l’accident de train, avec sa locomotive le cul en l’air. Même le polonais Has, son sens du grotesque et des ombres et des silhouettes, ne semble pas loin. Pour diversifier les tons de la comédie, Forbes côtoie même le pastiche, comme le démontre cette désopilante séquence du baiser au ralenti, avec sur-découpage sur les regards énamourés, les lèvres émues prêtes à se rapprocher. La musique lumineuse de John Barry contribue à cet élan général joyeux, gracieux et quelque peu irrévérencieux.

© Powerhouse films

The Wrong Box fait preuve d’une liberté de ton anticipant parfois déjà sur le délire non sensique des Monty Python, et rappelle aussi le Blake Edwards de Great Race (1965) dans ce jeu de cache-cache rétro, cette mobilité des personnages qui s’ébattent dans le décor vers un final en joyeux bordel. La propension à pousser la situation au délire dans ses quiproquos, son chaos comique à la fois verbal et gestuel renvoie au dérèglement de la réalité d’un Labiche dans Le Chapeau de paille d’Italie, faisant passer généralement dans l’anarchie, le vacarme collectif où plus personne ne s’entend, la situation immaitrisable. L’art de la poursuite obéit à une tradition burlesque qui trouve ses sources dans le théâtre depuis la comedia dell’arte jusqu’au vaudeville cheminant vers la folie. On pense évidemment d’office au cinéma muet, Buster Keaton, Harold Lloyd, Charlie Chaplin en cet art de la gesticulation et nul ne s’étonnera de l’emploi des cartons, qui cependant servent plus de titres ironiques de chapitres que d’intertitres. La résolution dans le cimetière devient ainsi un fabuleux moment de confusion et de désordre (corps qui se meuvent, jeux avec les mots, chutes dans la fosse), rappelant la capacité du comique à faire passer ainsi de l’autre côté du miroir et à traduire par sa légèreté une philosophie existentielle. Sans doute le futur réalisateur des Femmes de Stepford (1975) ne songeait-t-il pas à ça à travers cette truculente adaptation, mais la qualité de sa mise en scène, son sens du rythme et de l’image suggère pourtant cette appréhension de l’absurdité et du ridicule de l’homme qui brusquement se débat et danse comme une marionnette, déjà un pied dans la tombe.

Technique et suppléments
Nous nous répétons, de chronique en chronique mais que voulez-vous, le travail de Powerhouse – Indicator est toujours aussi irréprochable, que ce soit pour la copie éclatante ou les suppléments. Tout d’abord : un très long inteview audio de Bryan Forbes (102 minutes) en conversation avec Roy Fowler, un commentaire audio des historiens du cinéma Josephine Botting et Vic Pratt. Dans Box of delights (2018, 21 minutes) Nanette Newman évoque son travail sur The Wrong Box avec son mari Bryan Forbes. L’assistant monteur Willy Kemplen et le second assistant réalisateur Hugh Harlow se souviennent également du tournage. Enfin, une galerie photo vient compléter le menu. Le livret de 36 pages est conçu de la même manière que dans les autres éditions Powerhouse – Indicator : analyse, extraits de documents, points de vue critiques. Louis Barfe évoque son amour pour le film dans un texte inédit, tandis que dans des extraits de leur autobiographie, Bryan Forbes et Michael Caine livrent leurs souvenirs de tournage. Caine parle notamment de son expérience de novice de 33 ans dans un casting comportant des acteurs aussi prestigieux. Il décrit avec émotion le spectacle d’un Wilfrid Lawson rongé par l’alcoolisme au point d’en avoir une partie du visage presque paralysée.

Dans toutes ses scènes, le visage d’Hancock semble figé dans la perplexité et la colère. Néanmoins, il appréciait de travailler avec Forbes, un des rares réalisateurs à oser lui dire lorsqu’il n’était pas drôle. Dans The Wrong Box, Wilfrid Lawson,  l’homme du Yorkshire, excelle dans son rôle de majordome enrhumé et baveux. À sa mort en octobre 1966, la nécrologie du Times – comble de l’euphémisme et de l’insinuation – évoquait sa « voix sardonique et son expression d’indifférence à l’opinion du monde », ce qui résume parfaitement sa contribution à The Wrong Box. (…) Il vole toutes les scènes dans lesquelles il apparaît. Quand il faisait du théâtre, il avait la réputation d’être porté disparu l’après-midi après son absence du matin parce qu’il avait toujours trouvé un pub convivial quelque part.

On comprend mieux pourquoi la présence de Wilfrid Lawson à l’image provoque une sensation aussi étrange, finalement assez caractéristique d’une comédie britannique qui s’échappe de son carcan. Cette édition de The Wrong Box permet de découvrir un film qui cache modestement sa richesse sous l’habit du classicisme.

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(1) Oui, cette même Fanny dont l’héroïne de Docteur Jeckyll et les femmes de Walerian Borowczyk empruntera le nom. Quelle malice de la part du cinéaste qui prétendait avoir retrouvé le manuscrit original de Docteur Jeckyll et Mister Hyde jeté au feu par une épouse trop puritaine.

 

Combo Blu-Ray / DVD édité par Powerhouse films
Les films possèdent des sous-titres en anglais uniquement.

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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