Arrow nous propose de redécouvrir l’œuvre de Carlo Lizzani en un polar et un western qui échappent aux codes ou les contournent. En observant la carrière de Carlo Lizzani, on s’aperçoit que lorsque celui qui fut le co-scénariste de Riz Amer s’est frotté aux genres, c’était pour mieux leur insuffler sa vision sociale et politique. Cinéaste de la gauche militante, adhérant du parti communiste italien, il se rapprocherait de l’engagement d’un Pasolini ou de celui de Gian Maria Volonte. Son passé de résistant le conduit à traiter régulièrement le thème de la montée du fascisme et de la lutte, comme en témoignera son film le plus connu La Chronique des pauvres amants (adaptation du roman de Vasco Pratolini) ou encore Traqués par la gestapo ou Le Procès de Vérone (1963). N’oublions pas qu’il participera également à La Contestation, aux côtés de Pasolini et Bellocchio.
Wake up and Kill (1966), dans sa façon d’aborder le genre et de s’en libérer loin de l’ambiguïté des futurs poliziechi à la Umberto Lenzi, peine à dissimuler son désenchantement. Il offre en outre un instantané de l’Italie avec ses inégalités, entre sa classe populaire qu’on laisse dériver et ses privilégiés dominants. Par petite touche, sans démonstration, juste en suivant le parcours de Lutring son personnage principal, Lizzani imprime une vision qui n’en est que plus amère.
Ç’aurait pu être une ballade sauvage tragique à la Bonnie and Clyde, avec ses bandits rebelles magnifiques dont on suit le parcours hypnotisés si Lizzani ne se refusait pas d’un bout à l’autre à tout processus de sublimation, de fascination de la violence. Le charisme shakesparien qu’imprimera Coppola à sa mafia shakespearienne est également très loin. Carlo Lizzani observe l’inéluctable descente de ce garçon médiocre s’improvisant braqueur de bijouteries, sans empathie, sans jamais l’embellir ni lui offrir d’excuse. Il s’en tient à la mise en scène de ce parcours insensé, d’un piège inextricable qui se referme, où flotte un sentiment d’absurdité, du « tout ça pour ça », comme si la transgression constituait à la fois une source d’énergie de vie et de fuite. Au mieux, on percevra la fragilité et l’inconscience d’un Lutring en quête d’identité et d’un héroïsme que lui refuse catégoriquement le cinéaste. Lizzani n’hésitera pas à le montrer dans ses pires démonstrations de mâle dominateur lorsqu’il bat sa femme. Il est beaucoup question de passage à l’acte dans Wake up and Kill, le titre s’avérant finalement assez trompeur, Luring tirant toujours en l’air lors de ses braquages ; le spectateur attend le moment de transition qui le verra diriger l’arme contre un autre. Ses sont peu claires : une attirance probable pour la montée d’adrénaline, un fonctionnement pulsionnel, non réfléchi, presque toujours improvisé (ses braquages sont à peine préparés) et une attirance pour le vide. Jamais le vol ne semble provoquer de vrai plaisir chez Rutring qui se cherche et se perd, excité par le danger. Robert Hoffmann est un choix d’autant plus judicieux qu’il ne quitte jamais sa gueule d’ange, laissant comme un écart permanent entre ses actes et son apparence. Impossible de l’identifier au Mal tant son visage juvénile impose sa candeur.
Derrière le genre explose toute la vision d’une Italie en déclin, d’une jeunesse à la dérive et du fossé des classes sociales. Le regard de ce fils de laitier qui s’ennuie dans sa modeste condition s’illumine lorsqu’il assiste derrière la fenêtre à une violente fusillade. Le lait vient gicler son visage comme un brusque appel à la virilité, et une forme de jouissance peut se lire sur son visage. Cette séquence clé, originelle et métaphorique annonce toute la suite. Lorsqu’il rencontre Yvonne, le simple désir de la séduire et de l’épater constitue un déclencheur au mensonge puis à l’acte hors-la-loi : dissimuler sa condition, s’inventer une identité de jeune homme aisé. Il s’agit bien là d’une pure posture dans une société des apparences où chacun joue son rôle. En écho, Yvonne, la chanteuse glamour, lorsque les lumières se rallument, n’est plus qu’une pauvre fille exploitée par son patron et payée aux verres soutirées au client. Magnifique mise en scène que cette séquence de rêve musical en rouge porté par la chanson Una Stanza vuota de Morricone où nous glissons avec le héros dans la fascination, avant que le miroir ne soit brisé, nous renvoyant brusquement au réel. Lizzani esquisse cet écrasement par la réalité de la moindre tentation d’idéal. Dans cet univers de simulacre et de supercherie, des médias intrusifs dirigent et mettent en scène plus encore qu’ils ne couvrent. Les titres des journaux ne cessent de grandir le personnage, de le métamorphoser, parfois de mentir, au point que ce dernier en vienne à leur demander de l’aide. Si l’on devait comparer à l’œuvre d’un écrivain ce parcours d’un anti-héros tombant dans l’engrenage des larcins, dans une Italie grisâtre, presque délavée, ce serait incontestablement celle de Giorgio Scerbanenco, et l’on ne serait pas étonné de voir débouler son inspecteur désabusé Dauca Lamberti.
A la fois plein de lenteur et de nervosité, tout en impureté et en irrégularités rythmiques, Wake up and kill puise sa stylisation dans un montage heurté et elliptique qui en appelle à la faculté du spectateur à rassembler les pièces du puzzle manquantes, à combler les trous que le cinéaste laisse volontairement dans la narration, arrêtant plusieurs fois les séquences en plein suspense pour reprendre bien après leur résolution.
De Lutring à Moroni (Gian Maria Volonte, décidément toujours parfait) – cet inspecteur compréhensif qui cherche à arrêter Lutring vivant dont on soupçonne les sentiments naissants pour Yvonne – tous restent impénétrables, protégeant leur secret intime. Seule la formidable Lisa Gastoni attendrit vraiment, dans ce rôle de femme follement amoureuse, comme sous le joug d’une malédiction ne tombant que sur des mauvais garçons, toujours dominée. Ce sentiment indétrônable et irraisonné sauve le film de la sécheresse et du nihilisme, nous surprenant à espérer une issue positive. La musique hantée de Morricone avec son piano et ses instruments imitant ironiquement les pétarades des armes à feu n’est pas sans rappeler celle d’Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon d’Elio Petri, un cinéaste dont l’univers pourrait justement s’apparenter à celui de Lizzani, en particulier dans sa propension à mettre en scène un univers urbain aux confins du fantastique, avec ses rues vidées du monde, ou le lieu désert semble épouser la solitude des protagonistes.
En abordant le western l’année d’après avec Requiescant, Carlo Lizzani poursuit son processus de démystification du héros mais cette fois ci à travers un personnage positif et frêle, un intrépide malgré lui. Comme Robert Hoffmann ne parvenant pas à se défaire de l’apparence de son âge, on est frappé par ce Lou Castel qui conserve son visage d’enfant candide d’ange, la douceur jamais ternie par la fureur de la violence. Nulle malice, nulle roublardise dans le cœur de ce gamin mexicain rescapé d’un massacre et élevé par un couple de pasteurs, parti sauver sa sœur adoptive prostituée par des bandits. Balloté par le destin dès son plus jeune âge il ne se positionne jamais comme un vengeur, et commence à décimer les salauds par hasard, lorsque le coup par tout seul – avant d’être le premier surpris par ses réels talents de tireur. Il est très intéressant de voir combien Lizzani, après Wake Up and Kill continue à s’intéresser à la jeunesse et à son appartenance au monde, ici à travers une enfance de l’héroïsme : de l’instinct de survie vers la vengeance. Reconnaître celui qu’on est, découvrir son véritable moi, sa « mission » tel est l’enjeu véritable du parcours du héros, comme une pièce dans l’échiquier du fatum ; la beauté poétique de Requiescant tient à la manière dont ce naïf magnifique, s’extirpant des situations, sauvé par son absolue absence de cynisme s’éveille à la colère et à la révolte. A l’opposé d’un Clint Eastwood chez Leone ou d’un Franco Nero chez Corbucci – c’est un indompté spontané, dévirilisé, avec ce soupçon de sens du jeu et du risque, comme en témoigne dans cette séquence de duel à l’intérieur d’un saloon, détourné en un défi ludique dont l’issue est la mort d’un des deux. Pas de bon mot ironique, juste la beauté de la démarche dégingandée et humble de celui qui porte son arme comme un rustre, pendue au bas de sa jambe. « Requiescant » est donc le nom qu’il se donne, signifiant « repose en paix » dernière parole lancée : une prière à chaque corps laissé derrière lui. Bien que toujours ironique, Lizzani ne sombre jamais dans l’humour potache si courant dans le western spaghetti, préférant jouer la carte d’un burlesque discret, un peu absurde. Requiscant aurait presque des allures d’un Buster Keaton égaré, qui subit son aventure avant d’en être l’acteur.
Dans ce cinéma politique, tout est mis sur le même plan : spoliation des privilégiés, inégalités sociales, pouvoir des propriétaires terriens. De même la mise en rapport de l’esclavagisme et de la condition de la femme y est particulièrement percutante à travers le personnage de Mark Damon (totalement à contre emploi) esclavagiste sudiste dans toute sa splendeur, tenant le même discours sur l’infériorité du noir que sur celle de la femme, emporté par ce même élan de domination. L’intérêt du traitement du méchant et de ses mots, crédibles, tient à ce refus du cinéaste de glisser dans le manichéisme ou la caricature pour ce qui n’est rien d’autre qu’un des visages du fascisme. Le raisonnement du spoliateur est celui de l’oppression d’une aristocratie sûre de la légitimité de la place qu’elle occupe. Ce discours de sudiste nous n’en rions pas, nous l’écoutons avec attention, à la fois dans sa réalité et son iniquité.
Requiescant frappe aussi par sa liberté de ton, cette propension à faire exploser la gravité sous la légèreté. Il fait notamment preuve de cruauté soudaine, de sa violence parfois inattendue explosant au milieu de la légèreté et s’avère capable d’une malice surprenante, comme en témoignent toutes les allusions crypto-gays de Mark Damon déclarant quasiment sa flamme à son apprenti tueur blondinet en parallèle à son discours misogyne.
Le film de Lizzani entretient un rapport singulier à la religion de part l’éducation protestante du héros qui bâtit une forme de rempart moral face à la corruption des dominants. Mais plus encore, à travers la présence ludique et subversive de Pasolini et de sa bande – Ninetto Davoli, Franco Citti – c’est un dogme du côté des pauvres, une foi des humbles qui transparaît. Il est à parier que Pasolini le communiste athée passionné par le dogme, proche des idées de Lizzani ait mis sa patte dans le message idéologique qui transparaît dans le film, frappé du sceau de la lutte des classes, dans lequel on peut lire le visage de l’Italie de la fin des années 60. Comme un sage et un ange gardien, suivant le parcours du héros et l’éveil à sa conscience politique, le personnage joué par le cinéaste évoluant comme une ombre symbolique dans un calme indéfinissable, qui prêche la paix mais transige avec la violence, nécessaire lorsqu’il s’agit d’accomplir une révolution.
De belles copies, aussi grisâtre que son propos pour Wake Up and Kill et superbement colorée pour Requiescant. Sont proposés les versions anglaises et italiennes avec sous-titres anglais disponibles. Peu de suppléments vidéo en revanche mais des livrets papiers toujours très informatifs. Si l’on a droit à rien en bonus excepté la bande annonce pour Wake Up and Kill, le Blu- Ray de Requiescant propose un très intéressant entretient avec Lou Castel. Il revient sur son expérience avec le cinéma Italien en commençant par sa collaboration avec Marco Bellocchio sur Des poings dans les poches. Il évoque son rapport paradoxal au cinéma, ses désirs d’arrêter, sa carrière d’acteur se heurtant toujours à son engagement politique. Aussi ses choix s’accordaient le plus possible avec son idéologie, y compris dans le cinéma de genre, comme en témoigne El Chuncho de Damiano Damiani. En tant qu’anarchiste, il regrette la dimension plus communiste de Requiescant qu’elle ne l’était que dans le scénario d’origine, mais reconnaît aussi tout l’intérêt de ce dépassement du cinéma de genre vers son sens le plus politique. Lou Castel évoque également combien il a tenté d’apporter quelque chose d’autre à son personnage, notamment dans son allure burlesque. Arrow reprend également l’entretien avec Carlo Lizzani du Blu Ray Koch Media (on regrette que ce ne soit pas le cas sur Wake Up and Kill), peu de temps avant sa mort (Lizzani s’est suicidé en 2013). On découvre un homme particulièrement sympathique, qui a toujours inscrit le cinéma au sein d’un engagement politique intime. Pour Requiescant il souligne combien à travers le portrait d’un révolutionnaire naissant il voulait évoquer la lutte des classes, la lutte des paysans contre les propriétaires terriens, comme une façon de parler de l’Italie plus contemporaine à travers le genre. On peut lire dans les propos de Lizzani combien derrière le cinéaste se cacha un éternel révolté.
Wake Up and Kill (Italie, 1966) de Carlo Lizzani, avec Robert Hoffmann, Lisa Gastoni, Gian Maria Volonte.
Requiescant (Italie, 1967) de Carlo Lizzani, avec Lou Castel, Mark Damon, Franco Citti,
Blu-Ray édités par Arrow et commandables sur leur site.
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