Au beau milieu de l’été 2015, débarquait sur les écrans français sans crier gare, La Ñina de Fuego, deuxième long-métrage d’un certain Carlos Vermut, dont l’opus inaugural, Diamond Flash (2011), était resté inédit dans nos contrées avant de bénéficier d’une sortie tardive et discrète en VOD. Il s’agit déjà d’une « seconde vie » pour le cinéaste qui, diplômé d’art, avait précédemment œuvré dans le dessin. Soit en travaillant au sein de l’un plus gros quotidiens généralistes d’Espagne, El Mundo, soit en publiant ses propres bandes-dessinées : El banyán rojo, Psicosoda, ou encore Plutón BRB Nero, la venganza de Maripili d’après la série télé de son compatriote, l’excellent Alex de la Iglesia, en parallèle, il commence à réaliser ses premiers courts-métrages de manière indépendante. Malgré une belle carrière en festivals, quelques prix dont le Goya de la meilleure actrice remis à la révélation Bárbara Lennie, et en dépit du soutien fièrement inscrit sur l’affiche de celui qui reste encore à ce jour le taulier du cinéma espagnol, Pedro Almodovar, La Ñina de Fuego, sort dans une relative indifférence. Largement défendu dans nos colonnes (critique), le film constituait une proposition très stimulante, forte d’influences diverses pouvant aller du film noir au manga, qui derrière ses allures de thriller sophistiqué et cliniquement millimétré parvenait à scruter des relations amoureuses et affectives aussi intenses que toxiques. Orchestré en main de maître – science du cadre étourdissante, comme héritée des cases de bandes dessinées, gestion impressionnante de l’espace et de la profondeur de champ, sans parler de l’utilisation des notions du non-dit et hors champ – il s’agissait de l’une des plus belles surprises de l’année et de la révélation d’un auteur que l’on avait dès lors envie de suivre de très près. Trois ans plus tard, diffusé dans une discrétion quasi totale, voici donc son nouvel opus, Quién te cantará, un titre par ailleurs toujours inspiré par celui d’une chanson, ici, issue du groupe basque Mocedades, très en vogue durant les années 70. La musique occupe une place prépondérante, dans un récit où l’on découvre Lila Cassen (Najwa Nimri), une ancienne star de la chanson des années 90 qu’un accident rend amnésique alors qu’elle doit préparer son grand retour sur scène. Avec l’aide de Violeta (Eva LIorach), sa plus grande fan et imitatrice, Lila va apprendre à redevenir qui elle était…
À l’image de ses premières secondes révélant lentement au moyen d’un travelling – sur fond de musique incertaine et énigmatique signée Alberto Iglesias, entre autres, le compositeur d’Almodóvar depuis 1995 – une femme accroupie sur une plage tentant d’en réanimer une autre allongée dans le sable, Quién te cantará est un film riche en faux-semblants. D’entrée, le réalisateur se plaît à tromper les apparences, créer des contrastes discrets, en ne laissant filtrer que le minimum nécessaire à la compréhension de la séquence. La douceur du mouvement de caméra, tranche avec la brutalité apparente de la situation : Qui sont ces femmes ? Celle au sol est-elle encore vivante ou est-elle morte ? On nous embarque dans un récit qui a déjà commencé où ce qui en d’autres mains pourrait tout à fait constituer un incident déclencheur fort n’est même pas montré. Ce parti pris s’accorde avec une volonté de livrer au compte gouttes les informations, non dans le but de duper le spectateur mais lui ôter la possibilité d’avoir un temps d’avance sur l’action afin de l’investir pleinement dans celle-ci. Introduction brève contrebalancée par deux expositions relativement longues, près de vingt minutes chacune, nous présentant successivement les deux héroïnes, Lila et Violeta, sur un principe de symétrie inversée dans lequel divers motifs, idées et thématiques se répondent. Dans les deux cas, le cinéaste temporise pour dévoiler le contexte à l’intérieur duquel chacune évolue, se joue habilement des conventions qui semblent s’imposer. Par exemple, s’il utilise dans un premier temps l’état amnésique de Lila afin de se livrer par le dialogue à des explications des plus littérales, permettant autant d’indiquer le mal dont elle souffre, qu’éclaircir les enjeux, il en sera tout autrement lors de la séquence suivante, qui constitue un véritable contrepied. Économie de mots, Lila reconnaît la chanteuse Lila Cassen en photo sur une tablette avant que la mise en veille de l’appareil ne laisse apparaître son reflet, lui rappelant alors son identité. Un travail presque subliminal qui fait écho à l’intronisation progressive du personnage de Violeta dans ce premier segment, apparaissant d’abord dans le reflet d’une voiture, puis une vidéo sur internet avant d’entrer physiquement en scène, telle une chimère prenant peu à peu corps. Par ailleurs, cette double longue introduction entraîne avec elle le paradoxe suivant : on approche de la moitié de film lorsque l’enjeu attendu est enfin au cœur de l’intrigue. S’agit-il à nouveau d’un leurre ? Et si le vrai sujet s’était insidieusement disséminé bien plus tôt sans faire de bruit ?
Contrairement à son prédécesseur, La Nina de Fuego, construit autour d’une trame alambiquée et quelque peu tordue, Quién te cantará est plus resserré, plus linéaire dans sa narration et plus frontal dans sa mise en scène. D’un postulat initial semblant indiquer le mélodrame teinté de film musical, il brouille les pistes en prenant peu à peu la direction du thriller psychologique tout en lorgnant avec le film noir, créant une logique duelle, de conflit dans la nature même de son long-métrage. Le trio du film précédent cède ici sa place à un duo principal, Lila & Violeta, soutenu par deux duos secondaire, Lila et Blanca, son agent, Violeta et sa fille Marta, soit un quatuor 100% féminin où l’intensité et l’ambiguïté des rapports s’avère être le premier moteur de suspens. Personnages sacrificiels en manque ou perte de repères, rongés par les secrets et les non-dits, contraints d’exister à travers autrui (Lila/Violeta/Blanca) ou dans une logique autodestructrice en se retournant contre lui (Marta), sous peine de tutoyer le « vide » tour à tour touchants, pathétiques ou exaspérants. Carlos Vermut continue de peindre des liens biaisés, pervertis, rongés au sous-texte éminemment politique, entre espoir d’élévation sociale, d’échapper à sa condition et nécessité de maintenir son rang. En confrontant, une star déchue et son admiratrice, telle la symétrie évoquée plus haut dans la structure, s’opère un effet de miroir déformant (sensation renforcée par l’omniprésence de reflets divers), révélant perpétuellement à l’une et à l’autre – au-delà de ses points communs, ses différences avec son « double », suggérant implicitement que l’une aurait très bien pu être à la place de l’autre, nappant alors l’ensemble de mélancolie. L’image léchée et le cadre paisible (une villa en bord de mer) ne sont qu’une façade dissimulant des douleurs feutrées et une violence tantôt sournoise tantôt explicite accouchant d’une atmosphère trouble, envoûtante et étouffante. Le réalisateur intègre l’idée d’affrontement jusque dans son utilisation du champ/contre champ, employant ainsi une grammaire visuelle dite rudimentaire pour traduire l’ambivalence et la complexité de ce qu’il raconte, confirmant à nouveau sa formidable gestion de l’espace et du hors-champ. À l’instar de cette séquence où Lila découvre Violeta sur internet, en observant en premier lieu sa seule réaction et en l’imprégnant de couleurs clinquantes issues de la vidéo jaillissant sur elle, naît déjà l’impression d’une relation vampirique.
Œuvre référencée et intimiste, faussement « classique » dans sa forme, universelle dans les thèmes qu’elle aborde, notamment la filiation et l’imitation (interrogeant par extension la frontière ténue qu’elle entretient avec la notion d’interprétation), Quién te cantará conforte son metteur en scène parmi les plus en vue de la nouvelle garde du cinéma espagnol. Passé inaperçu lors de sa sortie en salles, un rattrapage en vidéo s’impose.
DVD édité par Le Pacte
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