Catherine Breillat – « 36 Fillette » / « Sex is comedy »

36 Fillette (1988)

Dans la lignée de sa rétrospective autour de Catherine Breillat, après Une vraie jeune fille (1976), son premier long métrage, et Anatomie de l’Enfer (2004), Le Chat qui fume propose la (re)découverte en édition Blu-ray de deux autres œuvres de la cinéaste : 36 Fillette, sorti en 1988,  à la période de Une vraie jeune fille, et Sex is comedy, en 2002, s’inscrivant dans la filmographie récente de Catherine Breillat ; branche de sa généalogie filmique que l’on peut distinguer de ses premières réalisations notamment sous le prisme de l’ambition narrative et stylistique, et du jeu autour de la mise en abyme. Si Une vraie jeune fille et 36 Fillette communiquent par des échos littéraires —à l’instar de son premier film, 36 Fillette adapte son roman éponyme— de jeunes adolescentes intrépides en pleine découverte de leur sexualité, de leur désir et de leur corps qui semble parfois ne pas leur appartenir, Sex is comedy s’affranchit du portrait intime d’un personnage féminin, et met en scène, par une mise en abyme teintée d’auto-dérision, les difficultés d’un tournage et des rapports entre la réalisatrice et ses acteurs ; là où Anatomie de l’Enfer composait un poème chirurgical, mélancolique et métaphysique en quatre tableaux nocturnes autour de la sexualité féminine. L’œuvre de Catherine Breillat se scinde alors en deux versants : celui du récit linéaire initiatique au féminin, et celui de la déambulation philosophique hors-temps conceptuelle —au sens créatif d’un dispositif inédit, parfois allégorique.

36 Fillette © LE CHAT QUI FUME

Dans 36 Fillette, la vraie jeune fille, Lili (remarquablement incarnée par Delphine Zentout), a quatorze ans et survit aux vacances d’été en famille dans un camping à Biarritz (pour Alice, protagoniste du premier film de la cinéaste, c’était une maison de campagne dans les Landes) à coups d’élans provocateurs et d’engueulades constantes avec son grand frère, qu’elle décrit comme un « conformiste ». En proie à l’amertume et la colère, Lili conjure la douleur de son sort de femme en devenir en s’enrôlant dans un jeu de séduction avec Maurice, un homme de trente ans son aîné, archétype du paternaliste désinvolte, imbu de sa propre ascendance et de sa toute-puissance masculine. Dessinant méticuleusement les contours de l’ambiguïté propre à la relation entre une jeune adolescente vierge et insoumise et un homme viril et charismatique, 36 Fillette scrute les rapports de pouvoir et peint l’expérience tragique de la dépossession de son corps et de sa sexualité en tant que femme ; mais, bien au-delà d’une tragédie perpétuellement éditée, Catherine Breillat fait le flamboyant portrait d’un personnage féminin inoubliable, dont la fureur et le cynisme inondent le récit d’une sincérité oscillant entre l’irrésistiblement drôle et l’irrésistiblement déchirant.

36 Fillette © LE CHAT QUI FUME

36 Fillette transmet une chronique estivale adolescente féministe à la fois tragique et humoristique, où l’enjeu du sort des femmes sous le joug masculin se formule par des pirouettes linguistiques et jeux de mots cyniques, conférant au film le ton si singulier de Catherine Breillat, né de l’harmonie entre une franchise crue, âpre et consciencieuse, et un humour fin, subtil et sarcastique. La nuit, devant l’entrée d’une boîte de nuit dans laquelle Lili cherche désespérément à rentrer malgré sa minorité, Maurice fait mine de céder à contrecœur en glissant un billet dans la main du videur dans un faux soupir, et s’empresse, une fois à l’intérieur, d’embrasser l’adolescente en la plaquant contre un mur, ses mains venimeuses serpentant dangereusement sur son corps et s’introduisant sous ses vêtements —Lili s’exclame alors « J’ai pas 18 ans, il suffit pas de payer 100 balles ! ». Plus tard, alors que Maurice voudrait l’emmener passer la nuit à l’hôtel, il aborde, hardi, le sujet de la prostitution, auquel la jeune femme met fin dans un aplomb pathétique —au sens littéral du terme : « Je veux pas coûter, je veux compter ». La partition linguistique de la protagoniste se compose de ces dualités, paradoxe à la source même de l’emprise masculine, où s’élève ici l’idée que l’argent aurait le pouvoir de produire l’identité et l’affection. Le phénomène de cette dualité se reproduit lors d’une tentative de viol dans la chambre d’hôtel, où Maurice rétorque aux cris de refus de Lili qu’elle ne veut pas dans sa tête, mais que plus bas, elle « dégouline d’envie » : grâce à son éternelle arme de cynisme teinté de mépris, la protagoniste lui soumet l’impossibilité de la « couper en deux ». La cinéaste dépeint la sexualité et le corps au féminin sous le prisme du contrôle, de la violence et de la dépossession permanents avec un humour grinçant : le frère de Lili, se heurtant au refus de leur mère à ce qu’il emmène Lili en soirée, réplique qu’elle n’est « pas plus jeune le matin que le soir ». Entre violence insoutenable et implacable sarcasme, 36 Fillette déploie son propos féministe avec une profonde finesse.

36 Fillette © LE CHAT QUI FUME

Catherine Breillat peint un portrait sans concession de son personnage, en tant qu’adolescente tiraillée entre la découverte de son désir et le désir d’être aimée, et la haine de sa destinée, la rébellion et le cynisme à toute épreuve. Une scène de poétique étrangeté, mettant en scène la rencontre en Lili et un mystérieux inconnu (Jean-Pierre Léaud), offre un moment à la fois loufoque et onirique, comme une séance imaginaire chez le psychologue : l’homme lui pose des questions sur sa vie amoureuse (affligeante), familiale (conflictuelle), existentielle (suicidaire). Selon lui, il y a toujours un endroit où aller même lorsque l’on se croit coincé : « Le monde est immense, un grand atlas, on saute, et on peut retomber ailleurs ». Au milieu de toute la fureur, de la cruauté du réel et du déterminisme, la réalisatrice insuffle des échos suspendus et méditatifs, dont la poésie affine la sculpture de la réalité théâtralisée. Là où Une vraie jeune fille explorait la crudité de la découverte de la sexualité féminine adolescente, 36 Fillette ajoute une dimension d’ambiguïté des rapports de pouvoir entre une jeune femme et un homme âgé, et en sublime tout le cynisme.

 

Sex is comedy (2002)

Deux ans avant Anatomie de l’Enfer, Catherine Breillat, avec Sex is comedy, compose une comédie d’un tournage pénible et laborieux mis en abyme et dirigé par une réalisatrice à la fois passionnée et exécrable, déterminée à capter les scènes de son scénario exactement comme elle les a écrites et imaginées. Jeanne (Anne Parillaud) ne peut réprimer sa rage et son insatisfaction face à son actrice (Roxane Mesquida) et son acteur (Grégoire Colin) qui doivent s’embrasser lors de plusieurs scènes, mais n’y parviennent visiblement pas assez bien.

Sex is comedy © LE CHAT QUI FUME

Construite autour d’une mise en abyme d’un tournage de cinéma, Sex is comedy se révèle en quelque sorte comme une parodie d’un méta-film de la Nouvelle Vague, emplie d’humour, de finesse, de crudité et de sensibilité. Sous une musique triste et lancinante, l’ouverture du film contraste nettement avec l’autodérision et le caractère satirique et parfois grotesque à l’œuvre dans la succession des scènes de conflits entre la réalisatrice et ses acteurs : l’équipe du tournage descend péniblement sur la plage assombrie par un ciel menaçant et obscur, titubant sous le poids de leur matériel, tandis qu’une voix mélancolique transperce la musique accompagnant cette variante de marche funèbre. Le tournage d’une réalité fictive —le nouveau film de Jeanne— se heurte alors à la réalité de son hors champ, dont le spectateur de Sex is comedy est témoin : le hors champ comprend les contraintes terrestres du réel (la menace d’une averse : « Tu vois, c’est bien ce que je me disais, c’est bien trop beau pour être vrai », se lamente la cinéaste), mais aussi les contraintes humaines des comédiens (l’acteur refuse de se maquiller) qui nuisent aux raccords.

Sex is comedy © LE CHAT QUI FUME

La réalisatrice se retrouve ainsi en proie à l’angoisse d’une réalité qui lui échappe, qu’elle ne parvient pas à capter selon son ambition cinématographique, et dont les fragments qui s’en effritent lui tombent des mains. Jeanne représente le paradoxe d’un personnage miroir, à la fois touchante et imbuvable, prise au piège par le conflit comme mode de création : le conflit entre le désir et le réel, et le conflit, plus pragmatique, d’individu à individu fondé sur un désaccord —en l’occurrence, lié à l’insatisfaction du jeu de ses acteurs par rapport à l’image conceptualisée par la réalisatrice. Proche de la caricature, l’agressivité de Jeanne traduit sans doute le profond tourment d’un cauchemar, où toute maîtrise du réel nous échappe, où les représentations s’effondrent avec fracas, et où les projections n’éclairent aucune paroi d’avenir. Catherine Breillat compose le portrait d’un personnage complexe d’une réalisatrice piégée par ses ambitions, dont la volonté créatrice se fait tyrannie : à la vision d’une déchetterie, Jeanne déclare : « Je ne sais pas pourquoi ; tout ce qui détruit les paysages, je trouve ça beau » ; comme une manière d’exprimer un désir puissant de faire table rase de tout ce qui préexiste, afin de s’emparer de nouvelles images et de les imposer. Ce désir intime et radical se cogne, inévitablement, aux individualités de ses comédiens en dehors de son film. Dans un élan de colère, Jeanne reproche à son acteur principal sa « laideur morale », le jugeant « en dehors du plan » pendant le tournage d’une scène. Selon la réalisatrice, un acteur qui n’est pas le plan revient à « filmer de la chair morte ; du cadavre cinématographique ».

Sex is comedy © LE CHAT QUI FUME

Si Sex is comedy tend vers une étude théorique du rapport entre metteur en scène et acteurs, et de la friction entre l’imagination et la réalité —technique, charnelle, sentimentale—, Catherine Breillat étaye ses réflexions avec cet humour caustique qu’on lui connaît bien, notamment dans la caricature parodique de la protagoniste-réalisatrice : on pense à cette séquence sur deux plans, où Jeanne, assistant à une scène d’amour entre son acteur et son actrice, ne cesse de proférer des commentaires désobligeants, avec un ton mi-mélodieux mi- (uniquement) odieux, un peu à l’image d’un sévère et hautaine professeure de danse classique corrigeant ses élèves à la barre.

Mésestimé, Sex is comedy rend pourtant honneur à l’art de Catherine Breillat : entremêler les dualités et les paradoxes avec la cohérence ; le sérieux et l’engagement d’un propos avec le cynisme, la comédie des mots et la répartie ; et faire d’un film un récit aux mille visages, où la légèreté apparente s’entrelace avec la profondeur conceptuelle. Il n’existe pas plus belle expérience que la découverte de ces livres d’images, intimes et solennels.

 

Suppléments — 36 Fillette

• 36 Fillette par Catherine Breillat (40mn)

• Tournage du film (7mn)

• Livret de Murielle Joudet

 

Suppléments — Sex is comedy

• Sex is comedy par Catherine Breillat (32mn)

• Film annonce

• Livret de Murielle Joudet

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A propos de Eléonore VIGIER

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