[réédit de la critique parue le 22 septembre 2023 à l’occasion de la sortie salles du film]
Catherine Breillat dit elle-même que ce qui l’a stupéfiée avant toute chose, dans le film danois Queen of Hearts de May el-Toukhy (2019) dont elle vient de livrer le remake, L’Été dernier, dix ans après Abus de faiblesse, c’est le mensonge considérable qui sert de pivot à ce drame inconfortable au creux duquel vient se nicher un temps une pastorale amoureuse ensoleillée. Les deux films mettent en scène une avocate à succès spécialisée dans les abus sur mineurs qui entretient le temps d’un été une liaison passionnée avec le premier fils de son mari, un adolescent longtemps éloigné de son père qui vient d’intégrer le foyer idéal de catalogue sur papier glacé que les époux forment avec leurs deux fillettes dans leur maison cossue entourée d’un grand jardin, mais si le scénario composé par Breillat avec la collaboration de Pascal Bonitzer reprend méticuleusement la plupart des détails de l’intrigue du film danois, il se départ subrepticement de ses enjeux tout du long pour achever de les balayer magistralement en faisant suivre le fameux gros mensonge, proféré par une fascinante Léa Drucker non pas de tous ses poumons mais avec une froideur désincarnée troublante, volontairement hitchcockienne, comme de derrière un masque livide, par un dénouement radicalement différent, radical tout court, qui vient bousculer une seconde fois le spectateur déjà secoué par la violence du désaveu qui vient de rompre brutalement l’alanguissement très doux par lequel il s’était instinctivement laissé porter, sans même chercher à le remettre en question, sur les deux premiers tiers du film, le laissant bouche bée.
Le fait d’avoir vu le film originel peut avoir sa part dans cette sensation d’abord teintée d’incrédulité, dans le sens où celui-ci n’évacuait pas entièrement l’élément moral (si le jeune amoureux était consentant et les sentiments partagés sereins, presque bucoliques, c’est l’avocate à la protection des mineurs qui prenait les devants et instiguait une incartade dont le caractère répréhensible restait présent en filigrane, de sorte qu’on pouvait la considérer comme une prédatrice) et le faisait affleurer de nouveau à la fin en mettant la femme adulte face aux conséquences de son ignominie (c’est le personnage de Trine Dyrholm lui-même qui prononce, tout en les déniant, les mots « je suis un monstre »), tirant l’ensemble vers une sorte de retour à l’ordre « normal » des choses à travers un châtiment exemplaire de la responsable pour lequel l’innocent trahi payait le prix fort, mais qui satisfaisait, bon gré mal gré, l’être conventionnel qui habite en chacun de nous – quitte à ce qu’il se sente légèrement coupable d’avoir largué un moment ses amarres devant la beauté radieuse de ces deux peaux si proches l’une de l’autre sous le scintillement des rayons de soleil jouant dans les feuillages.
Cela dit, film danois ou pas, le choc de la dernière scène de celui de Breillat, extatique, caravagesque, a-t-elle souligné, tient aussi à l’incohérence absolue de l’envolée finale de son héroïne, du moins par rapport à la force du mensonge retenu comme la version des faits en vigueur et la décision qu’il semblait supposer. La grande cinéaste parachève en fait ici, dans un geste éblouissant, un travail de dissociation radicale entamé dès les premiers instants du film, dans une scène de contre-interrogatoire impitoyable à l’encontre d’une jeune victime de viol. Ce à quoi on assiste pendant tout son film n’est pas envisagé comme contraire à la raison et à la moralité : la relation diaphane qui s’épanouit entre Anne et son beau-fils Théo est entièrement détachée de l’une comme de l’autre et le motif de l’abus (ou pas) qui parcourt avec agilité toute l’oeuvre de Breillat semble ici faire office de leurre qui n’en accentue que davantage la rupture totale que représente cette histoire d’amour (d’ailleurs, dans sa bouche à elle, ce n’est pas Anne qui est « un monstre »), car cette rupture ne s’opère pas en dehors du reste, par détachement : ce lien désarmant de candeur existe dans une bulle à l’intérieur de ses circonstances, une bulle radieuse qui laisse entrer les rayons du soleil, mais reste impénétrable à tout ce qui lui est extérieur.
Tout se joue à l’intérieur d’un univers bourgeois dont on s’aperçoit peu à peu qu’Anne l’habite, par moments du moins, comme un élément exogène parachuté là par sa belle carrière (sa soeur, incarnée par Clotilde Courau, a une vie et un look très différents), mais rien de ce qui survient ici ne se produit par rapport à ce contexte, en réponse à lui. Cette vie privilégiée douce et tranquille, dans cette belle demeure entourée de verdure, isolée du reste du monde, joue même plutôt le rôle d’une membrane protectrice favorisant le libre jaillissement de ce à quoi on assiste ici, de même que la position de « citoyenne au-dessus de tout soupçon » d’Anne permet avant tout de tenir à distance toute entrave liée au réel (entendu au sens de quotidien, de circonstances objectives). Même l’indice physique du lien qu’elle noue avec son beau-fils, un petit tatouage au creux de son bras, discret mais a priori visible les mois d’été, passe entièrement inaperçu, comme si tout ce qui se passe entre eux existait dans un autre continuum dont eux seuls ont la clef (et dont le secret tient dans un petit dictaphone circulant ni vu ni connu sous les arbres les après-midi d’été). La spacieuse maison aux murs parfaitement blancs devient un espace enchanté, complice, où peut, donc, se suspendre le réel et se raconter l’histoire d’Anne et Théo : elle est du reste le premier témoin du geste de rébellion initial du jeune homme s’ouvrant de force une place dans ses murs, et du pacte auquel il donne lieu, scellé par la restitution d’un porte-clefs, pacte qui abolit d’un coup les positions de chacun aux deux côtés opposés d’un spectre (familial, générationnel) pour les mettre sur le même plan, invitant le spectateur lui-même à accepter un autre pacte, de suspension d’incrédulité, face à ce qui est possiblement la prémisse la moins réaliste du film, mais aussi le lieu d’où il s’envole vers l’opération de transfiguration que consacre la scène finale : l’attirance d’une belle et sensuelle femme d’âge mûr pour un garçon qui représente tout de même, à son arrivée, le pire de son âge. Fort de ses petits airs d’angelot tadzien, caparaçonné d’insolence, quand Théo (Samuel Kircher) fait son entrée dans le film, il incarne le jeune blanc-bec insupportable par excellence.
Sauf que soudain, ce n’est plus l’ado qui est face à Anne, et elle n’est plus la femme adulte qu’on rencontre au début, mais se trouve ramenée à la jeune fille qu’elle a été avant, ou qu’elle n’a pas pu être, ce qu’on comprend dans une séquence touchante où ressort toute sa vulnérabilité et où Théo, à l’inverse, se montre protecteur. Si on pense à Brève traversée, réalisé par Breillat en 2001, et on y pense forcément puisque le film racontait la soirée puis la nuit d »une femme mariée et d’un garçon de 16 ans, là aussi de manière totalement poétique, là aussi en dehors de toute considération extérieure à cette rencontre amoureuse qui serait susceptible de parasiter son infinie beauté par des regards en biais scabreux (et pour cause : l’histoire a explicitement son propre espace-temps puisqu’elle se passe sur l’eau entre deux pays et dure le temps de la traversée), même si le film titillait les attentes du spectateur par rapport à un possible moment de basculement où la différence d’âge serait annulée, au moins un instant, ce moment ne survenait jamais, et cette différence était même obstinément ramenée sur le devant (sans altérer pour autant la pureté de l’échange, les enjeux étaient tout simplement différents). Ici, la rencontre et la communion se jouent dans l’abolition de la différence d’âge (pourtant plus grande), célébrée dans les scènes de baignade où Anne et Théo semblent être les parents des deux fillettes, et dans les regards que Théo pose constamment sur elle parce qu’il la voit, et qu’il la voit elle. Ainsi, tout ce qui motivait la conclusion du film danois originel est ici nul et non-avenu, c’est autre chose que Catherine Breillat nous raconte. Ce n’est pas un hasard si son héroïne porte une robe blanche assez semblable à celle du personnage de Caroline Ducey dans Romance, qui recherchait dans sa relation avec son petit-ami, entre la pureté immaculée de l’appartement partagé comme de leurs vêtements et les couleurs criardes de ses désirs, une forme d’absoluité. L’Été dernier nous plonge dans un univers lumineux avec très peu d’ombres, sensuel, direct. Plus que de nous y plonger, à vrai dire il nous y happe, rive notre regard à la peau et aux visages des deux amants et supprime, en esquivant dans les scènes intimes le recours aux contrechamps, la distance qui est habituellement maintenue avec le spectateur, l’enveloppant complètement pour l’expulser d’un coup, brutalement, en même temps que Théo, et de nouveau l’emporter tout entier dans une bouffée amoureuse paroxystique si saisissante que ses traits se figent au moins autant que ceux d’Anne en extase.
C’est assez vertigineux, quand on y pense, d’avoir pu faire, en reprenant point par point la quasi-totalité des éléments du scénario du long-métrage d’une autre, dix ans après son dernier opus, un nouveau film si totalement différent du film originel, si typiquement elle. Breillat dit que pendant le tournage, elle dormait dans les décors et y déambulait la nuit pour réfléchir aux séquences à tourner le lendemain. Le résultat, ce qu’elle nous offre avec L’Été dernier, c’est l’expérience d’un cinéma qui se fait fusionnel. Devant Brève traversée, on ne pouvait quitter l’écran des yeux, cette fois on n’est plus devant un film : on y entre, comme dans une transe.
Bonus du DVD / Blu-Ray
- Scènes du film commentées par Léa Drucker (21 min)
- Essais casting de Samuel Kircher et Romane Violeau (13 min)
- La Leçon de cinéma de Catherine Breillat – Festival international de Films de Femmes (2001, 16 min)
- Livret : Entretien avec Catherine Breillat (20 pages)
Blu-Ray et DVD édités par Pyramide Vidéo
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