Catherine Breillat – « Une vraie jeune fille » / « Anatomie de l’Enfer »

Une vraie jeune fille (1976)

Un an après la sortie de L’Été dernier, Le Chat qui fume propose la (re)découverte en édition Blu-ray de deux longs métrages de Catherine Breillat : son tout premier, Une vraie jeune fille, tourné en 1975, et Anatomie de l’Enfer, sorti en 2004. Libre adaptation de son roman Le Soupirail (1974), Une vraie jeune fille, voyant sa société de production faire faillite, ne connaît pas d’exploitation en salles jusqu’en 1999. Conte adolescent subversif et érotique, construit autour d’une poétique du fantasme et se déployant au gré d’une verve naturaliste, le premier long métrage de Catherine Breillat inaugure sa filmographie du scandale moral centré autour du corps et de la sexualité féminins : affranchi de toute norme de bienséance, et, par le même biais, du modèle édulcoré d’une « vraie jeune fille », lisse, sans débordement ni souillure. L’été 1963, Alice Bonnard, lycéenne en internat, a quinze ans et passe ses vacances dans la maison de ses parents, perdue au milieu de la campagne des Landes. Avec pour unique confident son journal intime, elle tente de naviguer parmi ses premiers émois et désirs naissants, et part à la découverte de sa sexualité, son corps comme terrain de jeu et d’exploration à la fois sensuel, ludique et cru. Au gré de son quotidien désœuvré, écœurée par sa mère frigide et grincheuse et par l’homme paillard qui lui sert de mari, Alice s’évade dans une pente solitaire jalonnée de plaisir lubrique, fantasmes sadomasochistes et autres agréments charnels qui n’ont de cesse de se créer et de se transformer, la chimère érotique et onirique se mêlant à la rugosité du réel.

© 2024, LE CHAT QUI FUME

Une vraie jeune fille, derrière son titre à la fois explicite et catégorique, proche de l’intitulé d’une définition ; et énigmatique, si l’on s’emploie à en imaginer le personnage de fiction désigné, se pose d’abord comme un conte d’émancipation adolescent cru et naturaliste. Catherine Breillat peint le décor d’une campagne tarie et languissante d’un été solitaire, comme un espace vide au soleil terni et à l’herbe sèche, là où la joie semble s’être évaporée depuis longtemps, assombri par un accablant nuage morose et peuplé d’adultes pathétiques : ce théâtre aride, dans lequel la protagoniste Alice Bonnard se retrouve projetée, fait alors table rase de toute vivacité estivale, comme pour mieux laisser le champ libre à l’invention et à la création imaginaire, en tant que mode de divertissement aussi bien que de philosophie. Dès le générique du début, Une vraie jeune fille met en œuvre sa poétique du décalage et du contraste : dans la voiture en route pour les vacances, une chanson enfantine à la mélodie édulcorée se joue devant le visage d’Alice, empreint d’une expression à demi narquoise —comme pour signifier qu’elle est, au contraire de la musique, bien au-delà de l’enfance.

Dans une peinture caricaturale, Catherine Breillat fait le portrait de parents rebutants, qui contrastent alors savamment avec leur fille délurée : parmi les remarques grivoises du père et les inquiétudes de sa mère, Alice explore son monde sexuel et fantasmé d’une manière aussi crue qu’inventive. Une vraie jeune fille fait de la nudité un décor à part entière, où le corps féminin n’apparaît non pas sous la forme d’un ornement esthético-poétique, mais d’une  véritable terre vivante, mouvante au gré des saisons, qui déborde lors d’intempéries émotionnelles, s’assèche en cas de plaisir absent, et se nourrit de semence. Les images du corps alternent entre exposition, dévoilement, dissimulation ; et entre les fluides, la carnation et le mouvement de la peau —on pense à Alice bronzant en maillot de bain, allongée dans l’herbe—, qui se lient avec les éléments de la nature, tels que la boue, un ver de terre s’y logeant, du fil barbelé transperçant la chair. La cinéaste produit quelque part ici un récit d’apprentissage qui paradoxalement puise dans le romantisme pour en détourner le motif poétique du miroir entre la nature et le sentiment humain : dans Une vraie jeune fille, les paysages d’une beauté classique sont remplacés par les aspérités de la peau, les pénétrations vaginales diverses, et autres émanations corporelles, dans un dialogue perpétuel entre plaisir et répulsion.

© 2024, LE CHAT QUI FUME

Le premier long métrage de Catherine Breillat ancre alors son propos et son esthétique dans une perspective profondément féministe, là où la sexualité dans son aspect le plus scabreux vient heurter l’essence d’une « vraie jeune fille » : face au contrôle exercé sur son corps —« Elle a bien grandi votre fille », clame une commerçante sur ton empli de remontrance— Alice s’y réfugie, dans tout ce qu’il offre et permet de créer, là même où peut s’exprimer une liberté absolue, au pays des merveilles. Une vraie jeune fille tisse une féérie de l’obscène et de l’érotisme, comme un versant charnel du miroir de Lewis Carroll.

 

Anatomie de l’Enfer (2004)

Trente ans plus tard, avec Anatomie de l’Enfer, c’est une méditation contemplative plongée dans l’obscurité et l’amertume qui succède au conte adolescent ensoleillé d’Une vraie jeune fille. Une nuit où la fête bat son plein dans une boîte gay, les lumières dansant au rythme de la musique assourdissant et aveuglant les corps, un homme surprend une jeune femme —magnifique Amira Casar— , d’abord perdue dans la foule, en train de s’ouvrir les veines, cachée dans les toilettes. Sauvée du suicide par cet inconnu, elle lui fait part en échange d’une curieuse proposition : le rémunérer pour qu’il vienne contempler, observer et écouter la jeune femme dans sa chambre, pendant quatre nuits. Quatre nuits sous la forme de tableaux à mi-chemin entre la psychanalyse et la chirurgie, où la poésie des dialogues s’entremêle à la dureté du décor et des images, noyés dans un bassin de lumière glaciale.

© 2024, LE CHAT QUI FUME

Anatomie de l’Enfer compose un poème chirurgical de la sexualité féminine à travers ces quatre volets nocturnes, où les aspects les plus tabous de la féminité en tant que bride sont décortiqués : des images du corps de la femme aux marques rougies par le soutien-gorge trop serré à la discussion anatomique sur les poils, Catherine Breillat déploie un microcosme corporel aux signes sciemment politiques, dans un dialogue constant entre l’âpreté de la nature, l’art des paroles crues, et le cadre lustré de la chambre des quatre nuits. Au gré des tableaux, un lyrisme profondément mélancolique résonne contre les parois d’un érotisme gelé —« La nuit est déjà avancée et vous ne savez encore rien de ce qu’est une femme »—, allant parfois jusqu’à rappeler du Duras : « C’est le désir des hommes, c’est ainsi que ça se passe. C’est pour ça qu’ils nous rejoignent sur nos couches. ». Faire l’amour est d’une tristesse infinie dans Anatomie de l’Enfer : lorsque les deux protagonistes le font pour la première fois, l’homme est inconsolable, ses sanglots et ses pleurs se mêlant aux mots à la fois solennels et émus de la femme, « C’est rien, c’est la première nuit ». En ce sens, la cinéaste scrute la douleur des corps meurtris par l’amour absent, tout en manifestant son désir d’envoyer valser les a priori : Rocco Siffredi, star masculine alpha-llus du porno, incarne ici l’homme vulnérable, fragile et tourmenté ; l’homme qui pleure. Comme un geste sensible, ou la tendre caresse de la fissure dissimulée derrière l’érection perpétuelle.

© 2024, LE CHAT QUI FUME

Entre déambulation philosophique et noirceur humide post-apocalyptique, Catherine Breillat compose un sonnet quelque part entre Rohmer et Carax, où le corps se conçoit comme une grotte à explorer, mais aussi comme un objet de méditation que la poésie infuse au gré des transitions entre chaque tableau : des paysages maritimes teintés de leurs et d’ombres à la lisière du fantastique, aux vagues fracassantes dans un tonnerre d’écume. Les longs dialogues métaphysiques sur l’amour et la sexualité entre les deux protagonistes confèrent une étrange impression d’être passé de l’autre côté du miroir de Rohmer, comme des Nuits de la pleine lune éclatées dans un jeu avec le trivial et l’obscénité ; plongés dans le décor vide et obscur, de noir humide et triste transpercé des néons, rappelant les univers moites et mélancoliques des Amants du Pont-Neuf.

Anatomie de l’Enfer fonde son esthétique et son propos autour de dire l’indicible et disséquer le tabou, sans doute l’ambitieuse essence du cinéma de Catherine Breillat.

 

Suppléments Une vraie jeune fille

Une vraie jeune fille par Catherine Breillat (33mn)

Une vraie jeune fille par Philippe Rouyer (39mn)

• Livret de Murielle Joudet

 

Suppléments Anatomie de l’Enfer

Anatomie de l’Enfer par Catherine Breillat (archive, 1h)

• Images de tournage (1mn30)

• Livret de Murielle Joudet

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A propos de Eléonore VIGIER

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