Curieusement, Charles Crichton est moins connu que son dernier film, dont la plupart ne sauront d’ailleurs citer le nom du réalisateur. L’amusant Un poisson nommé Wanda bien que très anonyme formellement fut en effet un énorme succès en 1988. Pourtant la filmographie de Crichton compte parmi les meilleures comédies britanniques des années 60 des Studio Ealing dont l’inénarrable de l’Or en Barres avec Alec Guinness et l’excellent La Guerre des sexes avec Peter Sellers, sans compter sa participation à Au cœur de la nuit, classique du film à sketches coréalisé par Alberto Cavalcanti, Basil Dearden et Robert Hamer. Malheureusement, le milieu des années 60 marque une carrière exclusivement télévisuelle, avec notamment de 1965 à 1969 la réalisation de 5 superbes épisodes des Avengers avec Emma Peel et Tara King. Un poisson nommé Wanda rompait un silence cinématographique de vingt-quatre années pour Crichton après ce magnifique The Third Secret (1964).
L’entrée en matière de The Third Secret laisse présager un suspense classique aux ressorts hitchcockiens, période anglaise. Le docteur Whitset, un psychologue de renom adulé par ses patients, expire devant sa femme de ménage qui entend ses ultimes mots murmurés : « Tout est de ma faute ». Nul doute sur la cause de sa mort : c’est un suicide. Sa disparition laisse ses patients dans un état de détresse intense. Ils envisagent son acte comme une trahison, une contradiction avec ce qu’il était et transmettait, comme un reniement de sa générosité et de son altruisme, de son attachement à la vie et plus encore, à celle de son prochain. Alex Stedman (Stephen Boyd), présentateur télé américain émigré en Angleterre, désabusé et cynique vis-à-vis de son métier, peine à contenir sa colère. Mais Catherine Whitset, la fille unique du professeur âgée de 14 ans, persuadée qu’il a été assassiné, convainc Alex de se lancer dans la quête du meurtrier, sans doute un de ses anciens patients, dont elle va lui livrer les noms.
L’argument de The Third Secret initial très agatha-christien, avec liste de suspects à la clé, constitue sans doute sa principale fausse piste : sans pour autant délaisser son grand sens du mystère, il va abandonner l’attente fébrile de la révélation pour tisser des labyrinthes psychologiques saisissants. Gros point fort du film, la relation qui s’établit entre Alex et Catherine possède une intensité rare. Il faut dire que l’interprétation y est pour beaucoup. On se rappelle essentiellement de Stephen Boyd en tunique dans des péplums mythiques (La Chute de L’Empire romain, La Bible, Ben Hur où il incarne le méchant Messala). Il est parfait en homme à la fois déterminé et brisé, perdant peu à peu pied. Mais indubitablement, c’est Pamela Franklin, trois ans après Les Innocents, qui entraîne le film vers ses profondeurs. Immense actrice. Déchirante et magnétique, toute en variation d’humeurs, elle passe allègrement de la joie à l’explosion de la douleur.
On assiste à la naissance d’une fabuleuse complicité. Cette pureté d’un attachement grandissant porte les prémisses d’une histoire d’amour indéfinissable entre ce père qui n’a jamais fait le deuil de la disparition de sa fille et l’adolescente qui vient de perdre le sien. De cette filiation de substitution, de ce baume posé sur leur manque respectif, naît également un trouble étrange, lié à une enfant supérieurement intelligente qui se joue aussi la séduction avec Alex. Charles Crichton saisit merveilleusement cet âge de fissure où l’insouciance ludique se rompre dans un cri. Et l’on se dit que le cinéma britannique de cette période était capable d’une délicatesse indescriptible pour saisir si finement tiraillements et points de rupture. Qu’on se souvienne du splendide Rapture de John Guillermin, qui restait merveilleux jusqu’au bout avec un sujet sur le fil, menaçant d’être embarrassant. Peut-être parce que ces cinéastes tentèrent justement de filmer à hauteur d’adolescence, à hauteur d’illusions, à hauteur de féerie.
Aussi, Catherine et Alex semblent-ils être les seuls à lire le monde en s’en extrayant, en le métamorphosant poétiquement. Le monde existe dès lors sous un aspect viable, contemplatif, rêveur et intellectualisé. Ils écrivent et complètent des phrases sur les murs, dialoguent en énigmes, à l’image de celle que Catherine tient de son père et qui sert de leitmotiv au film :
The first secret is what we don’t tell people, the second secret is what we don’t tell ourselves, and the third secret is the truth.
Et si cette vérité tant recherchée n’était pour Alex qu’un leurre, une manière égoïste pour l’homme perdu – et abandonné par son ange gardien médical – de se rechercher lui-même ? Un peu comme le héros des Communiants de Bergman, en allant côtoyer les détresses des patients, plutôt que de les apaiser, il les inclut à sa névrose, en fait les pions de son obsession et se risque à les détruire. Il fait même preuve de cruauté, ce héros, en particulier lorsqu’il rencontre Anne qu’il séduira juste pour lui extorquer des informations et vérifier qu’elle n’est pas l’assassin. The Third Secret, plutôt que de s’attacher à une série de suspects, élabore une belle petite galerie de névrosés, d’êtres blessés, d’individus perdus. Si bien que plus que le suspense, c’est le désespoir qui finit par s’immiscer subrepticement. Du juge apparemment cynique (Jack Hawkins) au marchand d’Art souffreteux (Richard Attenborough), chacun finit par se révéler plus pathétique que coupable potentiel.
La mise en scène de Charles Crichton impose un classicisme majestueux dans des mouvements de caméra lancinants, une utilisation du scope particulièrement pertinente dans les plans larges, notamment lorsque le décor extérieur enveloppe ses personnages, mettant en relief leur infinie solitude. Ils se meuvent sur une berge déserte, dans la ville, des espaces publics et semblent en état d’errance perpétuelle. Quel fabuleux moment que celui où le calme d’une promenade au parc entre Alex et Anne (Diane Cilento) – jeune femme totalement perdue qu’il a abordée sur son banc – disparaît dans le bruit de l’autoroute qui le longe. L’intimité brisée par le vacarme : beau miroir tendu au tiraillement des individus mis en scène par Charles Crichton. The Third Secret côtoie régulièrement cette atmosphère de grisaille, dépressive. A ce titre, The Third secret ne serait rien sans la photo de Douglas Slocombe, fidèle collaborateur du réalisateur. Pendant cette période, il photographie bon nombre de films des Studios Ealing (Noblesse oblige, De l’or en barres, L’Homme au complet blanc, Tortillard pour Titfield) et est aussi virtuose pour la couleur (Le Bal des Vampires, Gatsby le Magnifique, Rollerball) que pour le noir et blanc (The Servant, Freud, passions secrètes.) Son travail sur The Third Secret est magistral, au point de rivaliser avec celui de Freddie Francis sur Les Innocents.
Par son rythme, son climat, son flottement, The Third Secret atteint une mélancolie proche du fantastique, comme si le brouillard du héros, sa perception, son état de panique et d’incertitude envahissait l’esthétique du film, pour un monde aux contours désormais incertains, rappelant aussi en cela les meilleurs films de Jack Clayton, suspendus, entremêlant l’inquiétude et l’émoi, comme Les Chemins de La Haute Ville, les Innocents ou Chaque soir à neuf heures. C’est ce qu’épouse si bien la partition de Richard Arrel. Grand compositeur classique à l’instar de Bernard Herrmann, qui dirigea parfois ses œuvres, il écrira très peu pour le cinéma, mais laissera derrière lui une grande œuvre symphonique. Tourmentée et romantique, sa musique respire l’agitation et le questionnement à l’image des sentiments de ses protagonistes.
Ici, rien n’est binaire, tout confine à l’insaisissable. C’est le mystère de l’humain et de l’appréhension du monde. Avec ses personnages qui fuient et se cognent, The Third Secret démarre comme un palpitant whodunit, se poursuit en balade amère pour enfin affleurer la tragédie.
Ça ne sera probablement une surprise pour personne, mais la copie proposée par Powerhouse – Indicator est une splendeur : la photo de Douglas Slocombe éclate à chaque instant. Parmi les bonus, en plus des commentaires audio des historiens du cinéma Dean Brandum and Eloise Ross, cette édition nous livre une longue interview audio de Charles Crichton de 1988 par la British Entertainment History Project, dans laquelle il s’entretient avec Sidney Cole. Dans Crichton on Crichton (2019, 8 mins), c’est David Crichton, troisième assistant directeur sur le film qui parle de son travail avec son père. Kits Browning, le second assistant directeur se remémore quant-à-lui le tournage de The Third Secret dans An Unconscionable Thing (2019, 5 mins). Mr Slocombe’s Mattress (2019, 7 mins), un focus sur le travail de Douglas Slocombe par Robin Vidgeon nous est proposé. Enfin l’auteur et historien du cinéma Neil Sinyard, livre dans Lost Souls (2019, 23 mins), une très intéressante analyse du film. Le traditionnel et complet livret inclut un texte de Robert Murphy d’intérêt plus historique que critique, ainsi que des interviews d’archives avec Stephen Boyd et Robert L Joseph, et une compilation de la réception critique de l’époque. Décidément, Powerhouse – Indicator continue d’exhumer des découvertes incroyables du cinéma britannique et l’on peut supposer que d’autres perles nous attendent pour 2019.
Combo Blu-Ray / DVD édité par Powerhouse films
Les films possèdent des sous-titres en anglais uniquement.
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