Bien avant « Tinder » et « Adopte un mec », les sites de rencontrent existaient déjà sous des formes archaïques entre les petites annonces et les agences matrimoniales. C’est dans ce contexte délicieusement vintage que débute L’Alliance : Hugues Tribois cherche une femme à marier possédant un grand appartement avec une buanderie. Pourquoi cette étrange demande bassement matérialiste ? Tout simplement pour installer son cabinet de vétérinaire. Il n’a d’ailleurs aucun critère physique particulier à formuler, aucun trait de caractère à mettre en avant concernant sa démarche. Le directeur de l’agence désespère de lui trouver, non pas la perle rare, mais la personne qui correspond à sa requête très précise. Tribois parvient parfaitement à décrire le lieu qu’il recherche alors qu’il n’a aucune idée de son type de femme, restant purement évasif sur le sujet ; il finit par tomber sur Jeanne, propriétaire d’un appartement de 300 m2 situé au cœur de Paris. Tout convient à Tribois : le nombre de pièces, l’extérieur et surtout la grande buanderie. Il n’en faut pas plus longtemps pour que les deux « amants » se marient et consomment leur voyage de noce quelque part dans un endroit pluvieux en Bretagne.
Ce début intriguant, très ancré dans son époque, tant sur le plan sociologique qu’esthétique, flirte avec la comédie décalée, l’absurde tel qu’il est définit par une tradition à la fois littéraire et théâtrale, de George Pérec à Ionesco en passant par Boris Vian. Une certaine France des années 70, bourgeoise et légèrement traditionaliste est passée au crible sous l’œil ironique de Christian De Chalonge qui adapte le premier roman de Jean-Claude Carrière lui-même auteur du scénario et interprète principal du film. Mais très vite, les enjeux se déplacent, ou plus le récit se dérègle, adoptant des ruptures de ton, traversant divers registres de la comédie au thriller en passant par la fable introspective, flirtant avec la science-fiction ou plutôt – pour être plus précis- l’anticipation.
Les glissements se déroulent de manière très fluide grâce à l’écriture fine et ciselée de Jean-Claude Carrière qui crée finalement une histoire désespérément réaliste contaminée par une folie qui s’empare progressivement des personnages sans jamais que la proposition ne paraisse artificielle. Derrière la banalité de la situation (un homme et une femme se rencontrent dans une agence matrimoniale), si l’on omet les détails légèrement insolites, le récit imaginé par le scénariste attitré de Luis Buñuel à cette époque, est construit sur une succession de mystères qui cachent d’autres mystères au sein d’un environnement tout ce qu’il y a de conventionnel au départ mais qui acquiert au fur et à mesure, une étrangeté proche du surnaturel qui n’est pas sans rappeler l’univers du fantastiqueur belge Thomas Owen. Le couple ne s’aime pas, ce qui est logique, étant donné le caractère artificiel de la rencontre, mais plus inhabituel, aucun des deux ne va chercher à séduire l’autre, restant chacun retranché dans sa solitude. L’attitude détachée de Tribois s’explique par la nature de son travail, et surtout son obsession irrationnelle pour les animaux. On finit même par se demander quelle est la véritable nature de sa profession, si l’honorable vétérinaire ne cache pas d’autres sombres desseins ? Ne cherche-t-il pas autre chose, en recueillant une faune de plus en plus imposante. D’ailleurs, il a très peu de clients et ne parait pas être intéressé par son métier initial. Ses expérimentations -hors champs – l’amènent à se déconnecter du réel, uniquement représenté par cette demeure qui va accueillir une présence animale des plus foisonnantes : singe, canari, paon, iguane, lézard, etc. De plus, le comportement de Jeanne va le déstabiliser au point de sombrer dans la paranoïa, devenant de plus en plus jaloux. Les mystérieuses sorties de sa femme perturbent son espace mental. La folie le guette. Le cas de Jeanne est par ailleurs plus complexe. Si elle n’est pas attirée par son mari, une indifférence polie laisse néanmoins la place à de la curiosité, et peut-être à une tentative de devenir un couple.
L’espace physique -labyrinthique- implique un dysfonctionnement naturel, une absence de communicabilité entre les deux êtres, parasité de plus par la présence encombrante de ces animaux qui finissent par occuper toutes les pièces.
La chronique existentielle, quasi kafkaïenne, sur l’enfermement d’un couple, empêchée par un environnement asphyxié, se voit bousculer par une autre thématique, proche de la science-fiction, sur la possibilité de la fin du monde. L’Alliance devient alors une fable cosmogonique, quasi mystique sur l’origine du monde et sa possible fin, rejoignant sur certains aspects, le délirant Phase IV tourné l’année suivante.
Après un drame social et politique sur l’immigration, traité sur un mode quasi documentaire, O’Salto, Christian De Chalonge signe un deuxième long métrage parfaitement maîtrisé. Sa mise en scène, discrète, toute entière à la solde de la narration, parvient par petites touches à créer un climat de plus en plus anxiogène, passant du naturalisme le plus cafardeux à un délire surréaliste iconoclaste loin du classicisme du cinéma français auquel il feint de s’apparenter. La fausse platitude du montage, intégrant de très élégantes ellipses, alliée à une partition insolite qui mêle musique concrète et textures sonores animalière engourdit insidieusement notre regard pour mieux nous plonger au cœur d’un film hitchcockien décalé et dérangé, d’une finesse assez inédite.
Ce qui est finalement très malin de la part de Chalonge qui s’impose comme l’un des auteurs les plus singuliers des années 70/80. Si L’Alliance aborde en creux, sans jamais la nommer, une apocalypse possible, il signera en 1981, un vrai post-apo intimiste adapté d’un roman de Robert Merle, le très beau Malevil.
L’éditeur de Luna Park propose une nouvelle collection dédiée aux perles du cinéma français oubliées des années 70 intitulée « L’oeil du témoin ».
Uniquement disponible en DVD dans une copie correcte, L’alliance est par contre agrémentée de bonus passionnants : un entretien captivant avec Jean Claude Carrière (Une apocalypse intime,14 mn), un portrait de Jean Claude Carrière très documenté par Sylvain Perret (Il y a un locataire à l’adresse indiquée, 22 mn) et enfin une évocation de la carrière de Christian De Chalonge par Roland-Jean Charna (L’Art du dérèglement, 14 mn).
Luna Park sort aussi en parallèle l’excellent téléfilm, Photo Souvenir de Edmond Séchean sur un scénario de Jean-Claude Carrière.
(Image / Copie Ecran DVD
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