Certaines carrières laissent perplexes. Pourtant, à y bien réfléchir, la filmographie de Christian Gion semble bien homogène dans sa pelletée de comédies franchouillardes, le versant d’une culture populaire pas franchement palpitante qui vit défiler Aldo Maccione (Le bourreau des cœurs), Patrick Bruel (Les diplômés du dernier rang), Henri Guybet (Le pion) ou Bernard Blier – qui rappelons-le ne tourna pas que dans des bons films, mais aussi Karen Cheryl (J’ai rencontré Le Père Noël). Si un film comme Le pion sort un peu du lot, Le Jardin des supplices sonne quant à lui comme une véritable anomalie au sein d’une liste de consternantes pochades pourtant caractérisées par une sincérité désarmante et une absence de cynisme.

© Le Chat qui fume

Selon Christian Gion, Vera Bermont, la productrice de ce projet d’adaptation du roman d’Octave Mirbeau en 1976, avait dans l’idée de profiter du succès d’Emmanuelle pour à son tour verser dans un érotisme bon ton, un peu esthétisant, celui qui choque le bourgeois tout en l’attirant dans les salles par ses prétentions intellectuelles. Elle le proposa à Christian Gion pour lequel le genre est à mille lieues de ses affinités et qui l’accepta justement comme un véritable défi. De fait Le Jardin des supplices est une curiosité d’érotisme littéraire révolu qui, s’il obéit bien à une démarche commerciale se démarque d’autres productions de l’époque par sa singularité, son étrangeté. Si l’on devait proposer une comparaison c’est probablement du côté de Spermula de Charles Matton qu’il faudrait se pencher, un autre film qui illustre les poncifs pour mieux s’en éloigner qui passe par le sexe pour conduire au rêve. Il distille la même atmosphère délétère, où le charnel baigne dans l’onirisme et une certaine poésie vénéneuse. Il ne s’agit pas d’un chef d’œuvre oublié à réévaluer coûte que coûte, trop d’œuvres sont soumises à une agaçante surinterprétation qui les décrédibilise et leur nuit, finalement peu fidèle à leur modestie, à l’opposé du projet de leur réalisateur qui se trouve étonné d’être soudainement réhabilité. Non, la mise en scène et le rythme du Le Jardin des supplices impressionnent moins que le phallus géant qui occupe l’écran sur une des séquences. De fait, voici une œuvre plutôt languissante, qui patauge un peu dans sa narration, mais qui n’en dégage pas moins un charme réel, comme si la balade finissait par inoculer son poison. Il possède également les attraits de la sensualité de ses actrices : Jacqueline Kerry et Isabelle Lacamp, bien avant qu’elle ne débute sa carrière d’écrivain.

© Le Chat qui fume

L’intérêt que suscite le métrage provient essentiellement de l’adaptation que fait Pascal Lainé du roman, plutôt fidèle – en tout cas à l’esprit – mais qui dresse des ponts évidents avec les deux autres sommets du triangle des écrivains licencieux maudits qui confrontent le sexe et la violence : Sade et Bataille. On a parfois la sensation qu’il s’agit même d’entremêler les 3 œuvres. Il n’est donc pas surprenant de retrouver les photos de suppliciés chinois qui ont tant obsédé l’auteur de L’Histoire de l’œil. A trois périodes différentes, ces trois écrivains évoquent des thématiques similaires et sonnent des déclins de civilisations fondées sur la violence, le Mal et les tortures faites aux autres. La dimension politique de l’œuvre vengeresse de Mirbeau le dreyfusard (1899) qui dédia sardoniquement son œuvre « Aux Prêtres, aux Soldats, aux Juges, aux Hommes, qui éduquent, dirigent, gouvernent les hommes, ces pages de Meurtre et de Sang » se retrouve dans le film de Gion, qui transpose l’intrigue en 1926 (contre la fin du XIXe chez Mirbeau). Un jeune médecin compromis dans une affaire de mœurs fuit la France pour la Chine en plein chaos, alors que le parti communiste, allié au parti nationaliste, prépare la révolution s’apprêtant à renverser le pouvoir. Sur le bateau, il rencontrera Carla une belle bourgeoise aussi fascinante qu’insaisissable, qui lui servira de guide dans son initiation aux vices et aux horreurs. Le film évoque donc cette période, où que les colons décadents ayant profité longtemps de leur domination – sexuellement et socialement – sans distinction d’âge voient leur pouvoir s’éteindre.

© Le Chat qui fume

A travers ces conversations entre dominants pervers dans les luxueux salons de leurs luxueuses propriétés, se cherchant toujours de nouvelles occupations, de nouvelles réjouissances, de nouvelles souffrances à regarder pour tromper leur ennui, Le Jardin des supplices  traduit bien les pensées de l’écrivain fustigeant « la loi du meurtre » comme un des fondements de la société moderne et du pouvoir en place. Il fait dire aux représentants respectueux du beau monde « des moralistes, des poètes, des philosophes des médecins, tous gens pouvant cause librement au gré de leur fantaisie, de leurs manies, de leurs paradoxes » :

 C’est un instinct vital qui est en nous… qui est dans tous les êtres organisés et les domine, comme l’instinct génésique…. » ; « le meurtre est une fonction normale – et non point exceptionnelle – de la nature et de tout être vivant […] Le besoin inné du meurtre, on le refrène, on en atténue la violence physique, en lui donnant des exutoires légaux : l’industrie, le commerce colonial, la guerre, la chasse, l’antisémitisme… parce qu’il est dangereux de s’y livrer sans modération, en dehors des lois, et que les satisfactions morales qu’on en tire ne valent pas, après tout, qu’on s’expose aux ordinaires conséquences de cet acte, l’emprisonnement… les colloques avec les juges, toujours fatigants et sans intérêt scientifique… finalement la guillotine…

Vivre en Chine comme des rois permet de libérer les instincts réfrénés en Europe, amplifiés plus encore par l’enfermement en vase clôt dans une vaste propriété, théâtre de leur cruauté. Ce spectacle des puissants – qui stigmatise l’appétit de conquête de l’Occident – dont la jouissance est provoquée par la mise en scène de la douleur des autres renvoie immanquablement à Salo. Si l’on est évidemment loin du génie pasolinien, ce regard sur le sexe irrémédiablement lié à l’agonie est du même ordre. Malgré les idées tordues qui le parsèment, l’érotisme en lui-même est plutôt sage, mais son intérêt tient à cette manière dont le montage télescope les séquences de sexe avec la vision violente, comme un parasitage constant ; comme si l’un n’allait pas sans l’autre. Les personnages ne peuvent pas faire l’amour sans qu’une image de meurtre ne vienne s’immiscer entre les corps. Clara, l’héroïne perverse de Mirbeau est également centrale dans cette adaptation, comme une figure d’aristocratie viciée, proclame une philosophie de la chair et de la mort, du plaisir créé par les sévices infligées aux esclaves par leurs maîtres. La fameuse balade dans le jardin des supplices reprend dans les grandes lignes l’éventail d’atrocités de l’écrivain. On retiendra notamment le supplice de la cloche, ou ce godemichet distillant un poison à celui qui jouira le premier. Quand on relit Mirbeau qui écrivait :

L’univers m’apparaît comme un immense, comme un inexorable jardin des supplices … Partout du sang, et là où il y a plus de vie, partout d’horribles tourmenteurs qui fouillent les chairs, scient les os, vous retournent la peau, avec des faces sinistres de joie.

On se dit que sa prose déchaînée et décharnée aurait sans doute mérité une forme cinématographique plus folle, plus baroque, et un budget moins étriqué (La Chine a été reconstituée pour sa plus grande part en région parisienne), Le Jardin des supplices n’en constitue pas moins une belle entrée dans l’enfer de Mirbeau, avec sa belle musique mélancolique, sa jolie photo, ses dialogues un peu précieux qui s’évanouissent dans les ténèbres au point de devenir inaudibles. On remarquera en effet l’étonnante bande son presque expérimentale qui efface les voix, et pousse l’oeuvre vers ces retranchements chimériques. Certes, le film de Gion ne parvient pas à offrir à son tour une œuvre-monstre comme l’était le roman, totalement fou, précurseur du surréalisme, provocateur, ironique. Il n’empêche qu’il parvient souvent à capter l’essence philosophique subversive du trio Sade/ Bataille / Mirbeau qui interroge un homme mauvais de nature, et qui assoit son instinct de domination dans le pouvoir inique de la classe dominante. Et parfois au détour de quelques images, ce jardin exhale le parfum vénéneux des fleurs du mal.

© Le Chat qui fume

La copie proposée par Le Chat qui fume est belle sans avoir une définition exceptionnelle (il faut dire que la direction photo est particulièrement ouatée) mais on ne va pas se plaindre, elle reste tout à fait correcte, compte tenu d’un film qui au fil des années est devenu plutôt rare. Unique supplément, un interview de Christian Gion qui évoque la gestation du film et parcourt sa carrière avec un regard amusé à la fois attendri(ssant) et amusé sur sa carrière.

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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