Si les flics abondent dans la longue filmographie de Claude Chabrol, Lavardin a pourtant tout d’un cas à part. Ceux-ci furent effectivement longtemps réduits à des figures en arrière-plan. Repensons seulement à sa grande période du tournant des années 1960 à 1970 (dite « Période Génovès (1) ») : allant souvent par deux, ils ne présentaient qu’une importance limitée dans les œuvres, « Chacha » s’intéressant alors essentiellement à la figure du criminel afin de creuser l’un de ses sillons favoris : la culpabilité. Bien qu’avide de littérature policière, Chabrol-cinéaste se sera davantage illustré dans le drame criminel que le cinéma d’enquête policière a proprement parlé. À ce titre, les deux films Lavardin s’amusent régulièrement à ménager une position intermédiaire entre le récit noir et l’intrigue à énigme (2). Le projet de Poulet au vinaigre apparait donc comme un changement de cap, impression renforcée par des considérations de production. En effet, et quoique l’idée du film (adapter Une mort en trop de l’écrivain Dominique Roulet) lui ait été soufflée quelques années avant sa concrétisation, il marque sa première collaboration avec le producteur Marin Karmitz, qui allait alors apporter un nouvel élan à sa carrière après quelques années d’insuccès critique et public.
Il faudra pourtant attendre trois bons quarts d’heure avant de voir apparaitre le fameux inspecteur (Jean Poiret). Dans le premier tiers du film, c’est un autre « enquêteur » que nous allons suivre. Louis Cuno (Lucas Belvaux) est un jeune homme modeste vivant avec sa mère paralysée depuis une chute (Stéphane Audran) que quelques notables de la petite commune de Normandie où tous résident veulent expulser de leur logement pour mener à bien une juteuse opération immobilière. C’est le regard de Louis que l’on épouse – sans le savoir tout à fait de prime d’abord – dans une belle ouverture générique de garden-party chez les Morasseau (dont le mari médecin joué par Jean Topart est l’un des notables en question) lors de laquelle il officie comme photographe. L’objectif de son appareil s’emploie à cadrer, dans tous les sens du terme et de manière évidente, les contours de l’intrigue en extrayant d’une foule compacte et anonyme, les protagonistes de cette histoire comme on procède à une mise au point. Il s’agit des couples Morasseau et Lavoisier (le mari Hubert Lavoisier, notaire de la ville incarné par Michel Bouquet lui-aussi impliqué dans la fameuse affaire immobilière), entre lesquels « navigue » Anna Foscarie (Caroline Cellier) qui est à la fois la meilleure amie de Delphine Morasseau (Joséphine Chaplin) et, on le saura un peu plus tard, la maitresse de Lavoisier. On remarquera dès lors la clarté des intentions de Chabrol qui souhaite livrer par sa mise en scène – et aussi à l’aide de bribes de conservation parfaitement intelligibles, mais encore trop flous pour nous qui venons d’entrer dans cette histoire – les clefs d’une intrigue qui ne l’intéresse que moyennement. Le choix des interprètes (pour la plupart des habitués du cinéma de Chabrol – et cela est tout aussi vrai pour Inspecteur Lavardin) ne laisse d’ailleurs guère de doute sur la nature des personnages qu’ils incarnent et leur mobile lorsque vient à disparaitre Delphine Morasseau dès la fin de la séquence d’ouverture, qui nous laisse juste le temps d’apprendre qu’elle est également la maitresse de Louis. Dans son analyse de séquences proposée en suppléments du Blu-Ray de Poulet au vinaigre, le réalisateur insiste sur sa volonté de mettre dans le plan tous les éléments nécessaires à la compréhension de la situation. Seul l’emploi de Stéphane Audran peut surprendre au sein cet aréopage de figures chabroliennes acteurs-personnages presque trop évidentes. Le sentiment de déclassement de son personnage se trouve renforcé par les rôles de bourgeoise qu’elles avaient régulièrement incarnés dans les années 1970. Ce qui le rend d’autant plus inoubliable dans le présent long-métrage.
C’est donc, dans un premier temps, l’étrange couple formé par Audran et Belvaux (pas si étrange, si l’on songe à l’hommage constant à Psychose auquel il renvoie) par l’intermédiaire duquel nous abordons le film. Louis/Belvaux est comme on le disait un enquêteur : le jour, il intercepte les lettres que s’adressent entre eux les notables (son emploi de facteur lui offrant un pouvoir dont il veut comme les autres se servir pour parvenir à ses fins) et le soir, il épie leurs moindres faits et gestes afin de les confondre dans leur plan d’expulsion et leur mener la vie dure – d’où entre autres sa présence à la garden-party sous le prétexte de jouer le rôle de photographe. Il consigne les preuves de son enquête au mur dans le sous-sol de la maison familiale, une tanière qui sert aussi à illustrer les rapports de classe en jeu entre les Cuno d’un côté, et les Lavoisier, Morasseau et consorts de l’autre, qui eux représentent le sommet de cette petite société. À sa façon d’alimenter son obsession et de planifier ses actions, Louis fait autant penser à un quidam légèrement dérangé qu’à un flic trop obstiné. Une manière plutôt habile de passer le relai à Lavardin à mi-film. C’est d’ailleurs l’acte puéril de Louis de trafiquer la voiture de Filiol, un commerçant aisé (Jean-Claude Bouillaud), en fait le troisième larron du montage immobilier, qui précipite l’arrivée de Lavardin dans la petite localité.
Chabrol reconnaissait ouvertement que le « personnage » de Lavardin était à l’origine de son envie de faire le film, et aussi sa raison d’être. Dès le scénario, il avait pris des libertés vis-à-vis du roman en développant des traits de personnalité, un style, que l’incarnation qu’en donnera Jean Poiret finirait d’achever (on notera au passage que Lavardin et Poiret ont le même prénom). À la manière des flics emblématiques de la culture populaire, Lavardin nous est introduit par le biais d’une manie : sa façon de prendre le petit-déjeuner. Il faut dire que, comme les différents fils de l’intrigue ont déjà été très largement détricotés dans sa première partie, un boulevard s’offre à Chabrol pour brosser le portrait de son inspecteur. On pourrait dire que d’inspecteur, il n’en montre au fond que peu d’attributs. Il travaille seul, à la manière d’un privé (on retrouve ici le versant roman noir), et comme un privé, ne fait rarement cas des règles de procédures ni même des manières du flic gentleman respectueux d’un certain code de savoir-vivre. Entre deux bons mots, il n’hésite pas à molester ses suspects pour leur faire cracher le morceau. S’il use d’un humour délectable, c’est pour mieux les attirer (et nous spectateurs dans le même temps) dans ses griffes. Voilà donc un personnage faussement doux – le titre « Poulet au vinaigre » est d’emblée une métaphore plutôt claire sur ce point. Qu’on songe également à un titre de travail : « Le Diable en Ville ». Du diable, il a en tout cas les qualités de séduction, une fausse bienveillance qui amuse autant qu’elle inquiète. Le film nous le montre d’ailleurs d’une clairvoyance à la limite du surnaturel (d’autant, encore une fois, qu’on nous épargne les détails de son enquête à lui, laissée hors champ pour éviter des redondances inutiles), comme par exemple lorsqu’il apparait subitement dans le champ de la caméra depuis le dos d’un personnage. Lavardin mi-ange/mi-démon, chargé de confondre les travers d’une petite communauté ? C’est un peu ce que nous donne à penser la seconde moitié de Poulet au vinaigre.
S’il semble si puissant, si efficace, c’est aussi parce que les notables, autrefois si sûrs d’eux dans le cinéma de Chabrol, ont depuis perdus de leur superbe. C’est un élément que le réalisateur notait dès la sortie du film. Pensons à l’interrogatoire que subit Lavoisier/Bouquet, qui s’effondre à la moindre secousse administrée par Lavardin. On dirait un enfant pris la main dans le sac. Tous les hommes, à l’exception donc de Lavardin qui est un élément étranger, sont d’ailleurs montrés comme tels. La plupart associés à une figure maternelle : Morasseau et son employée de maison, Lavoisier et sa maitresse Anna, Louis et sa mère. Pour ce dernier, la situation s’avère néanmoins différente, et ce parce qu’une autre femme-mère le convoite. Il s’agit de sa collègue au bureau de poste Henriette (jouée par l’excellente et regrettée Pauline Lafont), sans doute le seul personnage relativement positif du film, qui offre par la même au jeune homme une forme d’échappatoire. Personne n’est totalement propre dans l’univers de Chabrol, mais il aimait distinguer « les très mauvais » des « moins mauvais ». Les premiers se trouvant être les plus souvent punis à la fin.
Inspecteur Lavardin, par son titre même, informe sur la place plus centrale que va occuper le personnage dans ce second film. En fait, il semblerait que Chabrol ait intégré Lavardin relativement tard dans la conception du scénario, mais que comme pour Poulet au Vinaigre, sa présence allait débloquer les difficultés rencontrées à l’écriture et conditionner son envie de le tourner. Sans que ce soit donc une adaptation directe d’un de ses romans, Dominique Roulet collabore de nouveau avec le cinéaste. Inspecteur Lavardin se caractérise d’emblée par une plus grande linéarité, rompant ainsi avec la relative choralité du film précédent qu’il avait hérité du matériau littéraire préexistant. Dans cette nouvelle histoire, Lavardin débarque à Dinan, où le cadavre dénudé de l’écrivain catholique Raoul Mons a été retrouvé sur les rochers d’une plage voisine. Il découvre que la veuve de la victime n’est autre qu’Hélène (Bernadette Lafont), un ancien amour de jeunesse avec lequel il avait eu des projets de mariage. Dans sa luxueuse propriété vit également avec elle son frère Claude (Jean-Claude Brialy), un veuf oisif, ainsi que Véronique (Hermine Clair), la fille de 13 ans qu’elle eut avec Pierre, son premier mari, disparu en mer avec Jeanne, l’épouse de Claude.
En pénétrant ainsi avec Lavardin à l’intérieur même de la famille du défunt (il est hébergé dans leur maison le temps de son enquête), nous nous trouvons donc plongés dans un envers de Poulet au Vinaigre, là où nous restions dans une position plus extérieure et suggérée à travers notamment les yeux de Louis. La notion de « plongée » n’est d’ailleurs pas un vain mot. En ce sens que la figure filmique homonyme est en fait la clef de voûte esthétique de la mise en scène où tous les éléments sont là, toujours à portée de la main, encore faut-il bien savoir y regarder. Dans tous les cas, Chabrol se montre fidèle à sa représentation des mœurs de la bourgeoise provinciale. Là tout est apparence, morale frelatée et surfaces trompeuses. Comme dans un décor de carton-pâte, c’est derrière la banalité d’un meuble, d’une pièce trop proprette, d’un plafond que l’inspecteur au flair « surhumain » presque intact débusque les histoires inavouables, les petits arrangements pour conserver un semblant de pouvoir. Les sentiments semblent la plupart du temps absents, ou renvoyés à un passé révolu, les corps desséchés sont rongés par la hantise de prendre la face et les privilèges que sa position implique. Chacun épie son voisin, attend le faux pas qu’il lui permettra de disposer d’un avantage sur l’autre. L’enfer, c’est le regard des autres. Sur ce plan, le film s’emploie à présenter une galerie de personnages ni aimables ni totalement haïssables, même s’il réitère une position différentiée dans les rapports de générations où les ainés restent plus coupables et corrompus que les autres.
Si l’étude de mœurs, aussi classiquement menée qu’agréable à suivre, ne surprend guère, c’est davantage l’intrusion de Lavardin dans ce nid de vipères qui apporte un surcroit d’intérêt. Car, le film avance avec la promesse d’en découvrir plus sur l’inspecteur. Cette fois, il n’est pas un élément extérieur au cadre, et bien qu’il s’obstine à ne rien livrer de sa personne (à plusieurs reprises, et dans des moments incongrus, il fait valoir sa position – son pouvoir – de « flic » pour éviter les questions personnelles), ses décisions seront lourdes de conséquences. Sa truculence apparait alors comme son masque à lui. Plusieurs échos viennent construire en creux un portrait plus complexe qu’il n’y paraît. Il y a tout d’abord, Claude/Brialy qu’on imagine comme une version possible de Lavardin si les circonstances avaient été différentes. Le tout est renforcé par l’interprétation jubilatoire de Brialy qui se pose en sérieux concurrent de Poiret/Lavardin. De l’autre côté, on trouve une Hélène/Bernadette Lafont en figure spectrale, aussi peu présente à l’écran qu’elle imprime un ton, une ambiance douloureuse reposant en grande partie sur le déni. Après la Normandie, la grisaille de la côte bretonne apporte également un supplément expressif. Car, intervention d’un aussi fin limier que Lavardin ou non, le ressac finit toujours par ramener les « cadavres » à la surface. À chacun de faire avec.
Inspecteur Lavardin complète donc Poulet au vinaigre en opérant un resserrement du cadre et en donnant du personnage-titre un visage à la fois plus humain et plus inquiétant par la teneur de ces choix, de ce que nous entrevoyons de sa morale personnelle aussi ambiguë et condamnable que celle des autres. Tout cela en fait un personnage de flic singulier du paysage cinématographique français, qu’il est plaisant de redécouvrir dans cette belle édition signée Carlotta. Sans être parmi les toutes meilleures œuvres de Chabrol, ces deux films nous donnent l’occasion d’apprécier la précision de son style, sa faculté à exprimer avec simplicité et fluidité ses idées. Il serait d’ailleurs temps de battre en brèche une confusion tenace qui reviendrait à assimiler simplicité et facilité – reproche attribué parfois au réalisateur. La simplicité ne serait-elle pas avant tout l’expression d’un grand savoir-faire, lui-même acquis à force de travail et de dévotion à son art ? Ce qui n’est pas la moindre des qualités pour un cinéaste.
(1) Producteur des films de Chabrol entre 1967 à 1975
(2) François Guérif avait intitulé sa critique d’Inspecteur Lavardin dans La Revue du Cinéma « Sam Spade chez Agatha Christie »
Contenu du coffret Blu-Ray (Carlotta Films) :
- Disque 1 – Film : Poulet au vinaigre (1984 – Couleurs – 110 mn – Nouvelle Restauration 4K) + Suppléments : Présentation du film par Joël Magny (3 mn) / Commentaires de Claude Chabrol (21 mn), Claude Chabrol explique trois scènes du film / Bande-annonce originale
- Disque 2 – Film : Inspecteur Lavardin (1986 – Couleurs – 100 mn – Nouvelle Restauration 4K) + Suppléments : Présentation du film par Joël Magny (3 mn) / Commentaires de Claude Chabrol (33 mn), Claude Chabrol explique trois scènes du film / Bande-annonce originale
Références principales ayant servi à l’élaboration du texte :
– Conversations avec Claude Chabrol, Un jardin bien à moi, François Guérif, édition Denoël, 1999.
– Claude Chabrol, Joël Magny, édition Cahiers du Cinéma (Collection « Auteurs »), 1987.
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