Dans un beau texte introductif au travail de Clément Cogitore publié sur le site de ce dernier, Dominique Païni évoque une constante qui traverse l’ensemble des oeuvres de ce jeune artiste plasticien touche-à-tout, que ce soient ses films, ses photographies, ses installations vidéo ou encore ses performances. Il s’agit d’un concept repris à l’historien de l’art Aby Warburg, celui de la « dynamique du repos » que Païni entrevoit de la façon suivante dans le travail de Cogitore :

« Bien que ce que montre Cogitore soit parfois extrait d’une actualité récente et les sujets implicites de ces films marqués par l’air du temps, la manière de Cogitore est exempte des facilités de la violence. Son œuvre lui ressemble, une certaine placidité, une disponibilité et un calme contradictoire eu égard à l’incontestable indignation idéologique et morale que traduisent ses images. Sa fascination pour ce qui tend et résiste tout autant, peut faire songer au cinéma de Robert Bresson, cinéaste qu’il regarde attentivement ».

Faire un détour par cette citation pour aborder un film aussi singulier que Ni le ciel ni la terre peut nous être utile. En effet, ce « film de guerre » échappe rapidement à toute définition de genre, à toute lisibilité immédiate malgré son cadre de départ aisément identifiable : en Afghanistan, une troupe française sous les ordres du capitaine Antarès Bonassieu (Jérémie Renier) est affectée à la surveillance d’un village frontalier avec le Pakistan. Rapidement, sans explication aucune, ni traces d’effraction ou d’agression, des soldats commencent à disparaître nuit après nuit. La capitaine Bonassieu cherche des explications rationnelles qui, progressivement, s’effritent devant l’étrangeté des faits.

L’action du film va tout entière s’organiser autour de l’enquête de Bonassieu et de sa recherche de vérité. Au rythme soutenu qu’aurait pu donner une telle intrigue dans les mains d’un scénariste hollywoodien, Cogitore va privilégier la lenteur, va faire naître la tension d’une simple porte de casemate ouverte sur la nuit ou d’une chèvre attachée à un poteau en sacrifice à une puissance nocturne qui rode, impalpable. Rapidement, le récit va se teinter d’onirisme : d’où vient ce rêve récurrent que font les soldats d’hommes couchés dans une caverne, endormis, espace enfoui dans leur inconscient, mais peut-être pas seulement ?

Ni le ciel ni la terre est un film qui dérive lentement vers le surréalisme. Non pas celui, attendu, des effets visuels dont David Lynch serait d’une certaine façon l’héritier, mais celui, plus littéraire, qu’André Breton, proche d’Aby Warburg par ailleurs, définissait de la sorte : « la vraisemblance des décors cessera, pour la première fois, de nous dérober l’étrange vie symbolique que les objets, aussi bien les mieux définis et les plus usuels, n’ont pas qu’en rêve » (Second manifeste du surréalisme). Car Ni le ciel ni la terre est d’abord un film terrestre, où le paysage et les corps existent pleinement, dans une saisie quasi-documentaire, avant de basculer progressivement dans un autre univers où les choses et les hommes ne sont plus tout à fait ce qu’ils sont. Le plan hallucinant du corps dansant d’un des militaires, masse de chair en mouvements syncopés, pourrait être l’illustration parfaite de ce qui précède.

C’est d’ailleurs plutôt du côté d’un auteur emblématique du surréalisme, Julien Gracq, qu’il faudrait aller chercher une filiation à la belle oeuvre de Cogitore. Et combien de films, ces vingt dernières années ont-ils pu nous évoquer un écrivain de cette famille, celle des Gracq, des Mandiargues, des Blanchot ? Comme dans les romans de Gracq dont les titres renvoyaient également à un espace de l’entre-deux lieux, Le Rivage des Syrtes, La Presqu’île, Un Balcon en forêt, Ni le ciel ni la terre fait advenir un événement, une catastrophe, au sein d’un paysage qui s’en révèle être la source. Ce paysage est l’espace rémanent du récit, le centre d’attraction autour duquel les regards convergent et s’épuisent : ainsi, la belle idée d’utiliser toutes les techniques et technologies modernes d’observation militaire pour les faire achopper devant l’indicible. Comme dans les romans de Gracq également, le héros, incarné ici d’une façon magistrale par Jérémie Renier, est un individu ordinaire entraîné par le désir de savoir, fasciné par l’abime, au sens propre et figuré, qui s’ouvre devant lui, au risque d’y trouver la mort.

Evoquant Un Balcon en forêt, cette histoire de l’adjudant Grange et sa garnison de soldats perdus dans les Ardennes, histoire qui présente bien des points commun avec Ni le ciel ni la terre, le poète Christian Hubin a pu écrire :

« Dans la solitude du Balcon en forêt, un chemin s’offre à Grange comme un appel obsédant (…) suspendu sur une absence sans fond. Vide de la perspective, qui bouleverse les perceptions ; où la réalité perd son attache, s’abîme, sourde et aveugle. Chaque chose se fait signe et stupeur : calme absolu, silence, froid (…), une sorte de promesse comme un œil entrouvert, une fenêtre toute seule en face d’une route par où quelque chose doit arriver. » (Parlant seul, José Corti, 1993).

La route est devenue une caverne dissimulée dans un paysage afghan, le Mystère, lui, reste entier.

Ni le ciel ni la terre est sorti maintenant en dvd. L’occasion de voir ou revoir un des plus beaux films de l’année 2015, porté par une très belle distribution : Jérémie Renier, Kevin Azaïs, Swann Arlaud, Finnegan Oldfield…

Bonus :

Entretien avec Clément Cogitore
Commentaire audio par Clément Cogitore et Jérémie Renier
Scènes coupées
Court métrage de Clément Cogitore

DVD édité par Diaphana

Le site de Clément Cogitore : http://clementcogitore.com

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A propos de Alain Hertay

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