Clio Barnard – « Le géant égoïste / The Arbor »

 

A Bradford, l’enfance n’a rien d’une partie de plaisir. C’est pourtant dans cette ville du Nord de l’Angleterre que vit Arbor, 13 ans, gamin hyperactif, partagé entre son mal être et son désir d’aider les autres, toujours accompagné de son fidèle camarade Swifty, aussi rondouillard qu’Arbor est chétif. Tous deux virés de l’école, ils font du trafic de morceaux de métaux qu’ils revendent au ferrailleur du coin, Kitten, bougon, et sans scrupule… Un jeu de plus en plus dangereux. Arbor est une force brute, pulsionnelle, presque animale, un condensé de misère sociale et de violence sous-jacente. Sous médicaments, lorsque ses crises se manifestent, aussi violentes qu’inattendues, déclenchées par le moindre élément perturbateur.
 
 
Si la cinéaste Clio Barnard s’est inspirée pour son premier film de fiction d’un enfant de la même ville, du même âge et atteint du même mal, ce symptôme opère plus que jamais comme une métaphore de la détresse d’une classe. Arbor expulse sa rébellion sans la contenir, comme une hargne de vie qui déborde. Seul Swifty semble être présent pour contrôler cette énergie folle, l’atténuer lui servir de point d’équilibre, guide patient et pondéré, figure de sagesse. Arbor fonctionne au hurlement, à la colère, insultant les professeurs, crachant sa haine et sa désespérance à tous les visages, y compris de ceux qui pourraient l’aider ; seule l’amitié développée avec Swifty est irremplaçable et incomparable, comme la petite fleur poussant sur du fumier. Aussi âpre et farouche que ses personnages, Le Géant égoïste accorde sans pathos une attention de tous les instants à leur ressenti. A l’image du climat, aucun signe de chaleur humaine, sauf peut-être celui de la mère d’Arbor, qui peine à survivre entre les problèmes d’argent, les mouvements d’humeur ingérables d’Arbor et la descente de l’aîné dans l’engrenage de la drogue.
 
Clio Barnard évoque l’inspiration de la fable – l’adaptation de la nouvelle éponyme d’Oscar Wilde –  et pourtant son film est en telle prise avec le contemporain que la dimension imaginaire y semble peu lisible, à peine visible. Et s’il existe une lueur d’espoir dans l’évolution du héros, la cinéaste se garde bien d’adopter toute morale – ce qui l’éloigne plus encore de la structure du conte. Au mieux, plus que le personnage de Kitten, ce ferrailleur rustre indifférent à la détresse des enfants, c’est peut-être plus encore le monde qui devient l’incarnation de ce géant égoïste : replié sur lui-même, brisant les plus faibles, aveugle à la souffrance, et incapable d’offrir le moindre avenir aux générations futures. Le Géant égoïste rejoint alors ces beaux films d’adolescence impossible où l’apprentissage ressemble à un écrasement par le monde tels que le furent Kes ou Los Olvidados. Impossible évidemment de ne pas penser au regard contemporain et aiguisé de Ken Loach même si Clio Barnard met un point d’honneur, elle, à rester dans une neutralité exemplaire, comme si l’odyssée de ses jeunes héros suffisait à elle-même. Avec pour unique musique le bruit du vent et du quotidien, porté par ses jeunes interprètes non professionnels issus du même milieu que leurs personnages, Le Géant Egoïste est un instantané poignant d’humanité emporté par l’acuité et l’authenticité de son observation.
Curieusement, alors que pour un premier film de fiction, Le Géant Egoïste frappe par sa puissance documentaire et sa captation du réel, lorsqu’elle s’employait en 2010 au documentaire avec The Arbor, Clio Barnard s’autorisait au contraire d’incroyables échappées esthétiques et des choix narratifs qui invitaient la fiction à l’intérieur du documentaire.
 
 
The Arbor plonge déjà le spectateur dans un quartier populaire de Bradford pour « raconter » le destin tragique de la dramaturge Andrea Dunbar, morte prématurément d’hémorragie cérébrale à l’âge de 29 ans. Ecrivaine prolétaire, alcoolique mère … Malgré ses distinctions et sa reconnaissance publique, elle n’émerge jamais de la classe ouvrière à laquelle elle appartient ni de sa condition. Pour ce film, Clio Barnard part enregistrer ceux qui côtoyèrent de près ou de loin l’écrivaine, et en particulier ses enfants, livrés à eux-mêmes et portant parfois un regard impitoyable sur leur mère, alcoolique et incapable d’assumer son rôle.
 
Etonnant parti pris, la cinéaste choisit alors de conserver les voix originales des témoins et de faire rejouer les situations réelles par des acteurs ! Une sensation de mise en abime constante… plus encore lorsqu’elle remet en scène ces personnages visionnant sur écran les vraies images d’archives montrant l’artiste. Des acteurs amateurs jouent en extérieur des extraits d’une pièce d’Andrea Dunbar, assise à l’extérieur, comme s’il s’agissait de discussions improvisées entre les habitants de la ville. Les mots – autobiographiques – de la dramaturge s’entremêlent aux paroles des témoignages dites par les acteurs. En mixant, toutes ces expressions, Clio Barnard questionne les interactions presque infinies entre fiction et réalité au sein du cinéma du réel.
 
 
Le théâtre de Barnard, totalement autobiographique dépeint la misère de sa communauté, en s’intéressant particulièrement au monde adolescent, à l’alcoolisme, la drogue, la sexualité… Ces pièces résonnent tristement avec la vie de sa fille Loraine, toxicomane, ayant subi des violences sexuelles et à l’origine de la mort de son propre enfant. Face au tragique, difficile de ne pas croire en une malédiction transmise de la mère à la fille mais transmise également de la l’écriture au monde.  
L’échec de la création artistique à métamorphoser la vie s’entremêle à l’échec des relations. Lorraine et son existence désolante fascinent tout particulièrement la cinéaste : elle raconte sa mère, son évolution, sa descente aux enfers, sans affect ni emphase. La mélodie de ses mots posée sur d’autres traits a quelque chose d’insondable, de vertigineux, de terrible et de déconcertant. The Arbor laisse un goût acre dans la bouche. Entre la distance (la violence de la voix étrangère pour atténuer la violence du réel) et une relecture, une réappropriation de la réalité qui lui redonne vie par le prisme de l’imaginaire, il en résulte une atmosphère perturbante et bouleversante. The Arbor est en cela un objet unique et remarquable dans sa dimension expérimentale et insaisissable. Et l’un des meilleurs témoignages qui nous ait été donné depuis longtemps sur les classes sociales défavorisées et l’iniquité d’un monde immobile toujours aussi mal partagé.
 
Le géant égoïste (Angleterre, 2013) de Clio Barnard, avec Conner Chapman, Shaun Thomas, Sean Gilder.
The Arbor (Angleterre, 2010) de Clio Barnard, avec Manjinder Virk, Christine Bottomley, Natalie Gavin
Dvd édité par Pyramide Vidéo

 

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