Au fil des années, le « roman porno » de la Nikkatsu a gagné une sorte d’aura et une véritable popularité chez les cinéphiles mais aussi auprès d’un nouveau public (notamment féminin). Tandis que les films ont pu être repris en salles ou édités en DVD dans de nombreux pays (en France, Wild Side et Cinémalta firent un beau travail de défrichage), des chercheurs et critiques écrivirent également sur un genre désormais totalement pris au sérieux. C’est dans le cadre de cet engouement que la Nikkatsu décida en 2015, en vue de célébrer les 45 ans de la naissance du genre, de lancer le « projet reboot » et d’offrir à cinq cinéastes l’occasion de réaliser un « roman porno » avec les mêmes contraintes qu’à l’époque : temps de tournage et budget limités, films courts et nécessité d’intégrer une scène de sexe toutes les 10 minutes.

Si l’on excepte Sono Sion, les cinéastes sélectionnés pour ce projet « reboot » jouèrent le jeu et tentèrent de renouer avec l’esprit originel du « roman porno ». Kazuya Shiraishi va même plus loin puisque son film est une variation directe autour du film de Noboru Tanaka Nuits félines à Shinjuku. On y retrouve l’esprit de la chronique construite autour de trois figures de prostituées et leurs déboires. L’une d’entre elles s’appelle même Masako, comme chez Tanaka, et on retrouve une scène similaire où les trois jeunes femmes se retrouvent entre elles et évoquent de manière assez truculente leur boulot.

© Nikkatsu/Elephant Films

Mais évidemment, le contexte a bien changé. Les filles ne travaillent plus dans un établissement de bains mais pour une petite agence qui propose leurs services via Internet. Une certaine insouciance a également disparu et il ne reste désormais plus que des êtres solitaires qui trainent leur désespoir à travers les artères de la grande ville, sans espoir de lendemains radieux. Le plus grand intérêt de L’Aube des félines réside dans la façon qu’a Kazuya Shiraishi de prendre le pouls de la société japonaise à travers les portraits qu’il dresse de ses personnages. En ce sens, il a saisi l’esprit du genre qui fut, à sa manière, un formidable révélateur des mœurs d’une société et de son évolution.

Centré sur ses trois personnages féminins, le film parvient aussi à sonder les nouvelles masculinités à travers trois duos. Masako représente une certaine jeunesse marginale, sans véritable domicile fixe et contrainte de dormir dans des motels ou des cybercafés. Elle rencontre une figure masculine assez typique au Japon, celle de l’hikikomori (voir le segment de Tokyo réalisé par Bong Joon-Ho) à savoir d’un individu qui refuse de sortir de chez lui pour vivre complètement isolé du monde. Celui qui commande les services de Masako est un geek qui passe ses journées à surveiller les réseaux sociaux et à les « troller » si besoin. La seconde est une mère célibataire qui confie son fils battu à un jeune homme avec qui elle a négocié sur la toile (une sorte de nounou version Uber). Enfin, la dernière est une femme mariée qui ne se prostitue pas par nécessité mais parce qu’elle est malheureuse et désœuvrée. Elle noue une relation douloureuse et émouvante avec un vieillard qui vient de perdre son épouse. Là encore, le lien avec le film de Tanaka est établi puisque ce veuf inconsolable est incarné par Ken Yoshizawa qui jouait le voyeur blasé et bisexuel de Nuits félines à Shinjuku.

Que retient-on de ces relations entre les personnages ? Un sentiment de solitude et une incapacité pour chacun de sortir de sa bulle, qu’il s’agisse d’un appartement, de ses souvenirs ou de sa condition sociale. Par ailleurs, le film pointe également la prédominance d’une technologie étendant son emprise à tous les domaines de la vie. La prostitution se fait par Internet et renforce l’impression de réification généralisée : on commande une fille ou un baby-sitter comme on commande une pizza.

Le film a quelque chose de glacial dans la description de sentiments humains qui semblent avoir totalement disparu (le portrait du petit garçon mutique, plein de bleus, est glaçant).  C’est ce qui le distingue de son modèle qui, en dépit d’une certaine amertume, restait vivant et truculent.

Ce tableau d’une société déshumanisée fait l’intérêt de cette Aube des félines qui, par ailleurs, reste un film assez mineur, parfois un poil trop lisse et manquant un peu de cette audace qui fit les belles heures du « roman porno ».

Après cette relecture de l’œuvre de Tanaka, deux cinéastes s’attelèrent, dans le cadre de ce projet « reboot », à proposer des versions contemporaines des films de Kumashiro.

© Nikkatsu/ Elephant Films

A l’ombre des jeunes filles humides débute là où s’achevait Les Amants mouillés : par une jeune femme à bicyclette fonçant dans l’océan. Là encore, il ne s’agit pas de refaire le même film 40 ans plus tard mais de jouer sur des réminiscences et des rimes. On retrouve donc un héros énigmatique qui, cette fois, cherche à fuir la compagnie du monde en vivant en ermite dans une cabane dans la forêt. Mais il est abordé par la jeune femme à bicyclette, excentrique notoire qui aimerait faire du théâtre.

Des Amants mouillés, on garde en mémoire une scène de saute-mouton sur la plage qui traduisait à sa manière la singularité et la liberté du film de Kumashiro. Celui de Shiota est sans doute beaucoup plus « pro » (les moyens techniques permettent un cadre plus stable, un montage plus fluide, une image plus soignée) mais il lui manque cruellement l’énergie et la vigueur qui faisaient la force de son prédécesseur. De tous les films présentés dans le cadre de ce coffret « roman porno », A l’ombre des jeunes filles humides est sans doute le plus fade et le plus décevant. Le film n’est pas détestable et est plutôt bien fait mais il n’a guère d’envergure et semble peu représentatif de la jeunesse japonaise d’aujourd’hui (même si on peut y lire en filigrane la crise du couple et de la famille). On retiendra néanmoins une belle scène : celle où l’héroïne demande à Kosuke de l’initier au théâtre. Dans une clairière qui se change soudainement en espace scénique, les deux comédiens se livrent à une série d’exercices théâtraux (prononcer le même mot en lui donnant une coloration différente selon les émotions à exprimer, utiliser son corps dans l’espace en jouant avec un bâton…) que Shiota filme longuement au détriment de toute efficacité narrative. Cette scène marque sans doute un désir de transfigurer les codes du « roman porno » en purs archétypes théâtraux mais l’équilibre n’est malheureusement pas tenu et l’œuvre s’avère très moyenne.

© Nikkatsu/Elephant Films

Beaucoup plus intéressant est Chaudes Gymnopédies, relecture de L’Extase de la rose noire de Kumashiro. Au cinéaste presque amateur obsédé par l’idée de finir son film coûte que coûte, quitte à recruter une « actrice » de fortune à son insu, dans l’œuvre originelle succède un metteur en scène reconnu (une rétrospective lui est même consacrée) mais en crise, incapable de terminer le film qu’il a débuté. Le temps d’une semaine, nous allons suivre sa dérive de maîtresse en maîtresse (il couche avec une de ses collaboratrices et une de ses étudiantes) ainsi que sa quête menée pour récolter la somme d’argent qui lui permettra de payer la chambre d’hôpital de sa femme dans le coma.

Le film de Yukisada frappe par sa profonde tristesse. Avant d’être un classique « roman porno », Chaudes Gymnopédies est un drame existentiel et un beau portrait d’homme désemparé, en pleine crise créative et sentimentale. La musique de Satie qui accompagne systématiquement ses ébats amoureux fait bien entendu songer au Feu follet de Louis Malle mais c’est surtout, comme le souligne d’ailleurs Stéphane du Mesnildot dans le supplément du disque, au cinéma de Hong Sang-Soo que l’on pense.

Outre un zoom recadrant les personnages au début du film, qui semble presque un clin d’œil, on retrouve comme chez le coréen cette manière de peindre le caractère d’un homme un peu veule (il n’hésite pas à voler la tirelire de sa jeune maîtresse) qui ne parvient pas à dissocier sa vie professionnelle de sa vie sentimentale. A son incapacité de créer s’ajoute une incapacité à aimer qui contraste avec la sincérité et l’incroyable mansuétude de ses partenaires féminines. C’est, par exemple, son ex-femme qui n’hésite pas à céder aux avances d’un de ses libidineux collègues afin de collecter de l’argent qu’elle lui donnera. Le passage est très fort car Yukisada parvient à la fois à montrer la bassesse de son cinéaste et la grandeur de cette femme sans pour autant porter de jugement sur leurs actes. L’homme est un paumé qui vit désormais dans une permanente culpabilité. Le film séduit par sa profonde mélancolie et la manière dont le réalisateur parvient parfois à faire glisser son récit jusqu’à la lisière du fantastique (cette femme dans le coma est désormais une sorte de fantôme qui vient hanter son mari).

D’un point de vue stylistique, les deux œuvres n’ont plus rien à voir avec le cinéma rageur et débridé de Kumashiro. Néanmoins, ces Chaudes Gymnopédies touchent par la profonde tristesse qui en émane et par la manière nuancée qu’à Yukisada de peindre ses personnages.

© Nikkatstu/ Elephant Films

De tous les cinéastes conviés à participer au projet “reboot” de la Nikkatsu, Hideo Nakata est sans doute le plus « légitime » et le plus renommé. Légitime parce que c’est le seul à avoir participé à la période « historique » du « roman porno » en tant qu’assistant réalisateur de Masaru Konuma. Le plus renommé aussi parce que Nakata, en réalisant des films comme Ring et Dark Water, est devenu l’un des piliers (un peu oublié aujourd’hui) de la J-Horror (le cinéma d’horreur japonais).

Après des relectures des œuvres de Tanaka et Kumashiro, White Lily lorgne plus du côté de Konuma pour narrer la passion amoureuse entre Tokiko, une quadragénaire tenant un atelier de poterie et Haruka, une jeune femme qui a fui le foyer familial. Sauf que cette relation n’a rien de simple. Si Haruka est transie d’amour, Tokiko l’a recueillie en échange d’une dévotion totale. Le passage régulier d’hommes à la maison, y compris de l’étudiant Satoru, plonge la jeune femme dans un certain désespoir…

De Konuma, Nakata retient l’idée de relations amoureuses basées sur la domination et une totale soumission. Pas besoin ici de cordes ou de fouets : Tokiko soumet Haruka par la seule puissance de sa volonté et une manière désinvolte de jouer avec ses sentiments. Indifférente à la jalousie et à la tristesse de sa jeune maîtresse, elle s’exhibe constamment avec ses amants.

En ce sens, White Lily est sans doute le plus « classique » des « romans porno » proposés dans le coffret. Une romance sentimentale bâtie essentiellement sur un trio amoureux (Satoru est également attiré par Haruka) à la mise en scène soignée mais sans réel génie. On notera néanmoins que c’est sans doute l’un des films les plus sensuels (au sens premier du terme) du lot. Nakata attache en effet une grande importance au toucher, aux textures (une fermeture éclair que l’on remonte avec la bouche, les doigts qui malaxent l’argile des futures céramiques…) et joue volontiers de la métonymie pour érotiser l’univers de ces deux femmes. A ce titre, la première scène d’amour entre elles, assez longue, est très belle car sous l’emprise du seul plaisir, les deux amantes glissent vers un univers à la blancheur de lys, sur un lit de fleurs. Le cinéaste filme en insert une langue qui lèche voluptueusement un pétale et, plus tard, toujours de manière métonymique, il filmera en très gros plan Haruka suçant sensuellement les orteils de Tokiko. Cet attachement aux gestes, aux corps, à la peau permet au cinéaste de rompre avec une vision trop crue et naturaliste de l’amour physique.

Lorsque le film se dirige vers le mélodrame sur la fin, Nakata procède de manière assez classique à un retournement de situation (la dominée devient la dominatrice) et, c’est une interprétation toute personnelle, retrouve ses chers « fantômes ».

Lorsqu’il évoque cette fin dans le bonus du disque, Stephen Sarrazin reste sur une interprétation pragmatique et y voit une sorte de vengeance (après avoir été blessée, Haruka revient voir Tokiko, fait une dernière fois l’amour avec elle et l’abandonne). Pour moi, ce retour après six mois d’absence est une véritable « apparition », un fantôme qui revient hanter et tourmenter Tokiko. Elle leste White Lily d’une certaine mélancolie (le regret d’amours défuntes) qui me parait plus intéressante et émouvante que la lecture au premier degré de la simple « vengeance ».

Sans être le film le plus original du lot, White Lily reste une œuvre joliment troussée (si j’ose dire !) et incarnée par deux comédiennes aussi charmantes que convaincantes.

© Nikkatsu/Elephant Films

Mais le plus intéressant de ces cinq « relectures » est de toute évidence Antiporno de l’iconoclaste Sono Sion dans la mesure où c’est le seul des cinq cinéastes à avoir « détourné » la commande.

Le film débute par l’image d’une jeune femme nue sur son lit. Sono Sion explique dans un entretien qu’il a voulu ainsi « casser » l’érotisme (lié, pour lui, au déshabillage et donc à une certaine forme de mise en scène du désir) en abordant d’emblée la nudité de manière naturelle. Sauf que pour le spectateur, le plan apparaît comme beaucoup plus trouble. En effet, la jeune femme porte toujours une culotte mais elle a été baissée de manière artificielle au niveau des genoux, donnant davantage l’idée d’une agression que d’une volonté de dormir à l’aise. Or comme Kyoko est seule dans son appartement, cette agression ne peut venir que du spectateur/voyeur qui désire se repaître de cette nudité.

Dès ce premier plan, Sono Sion joue sur cette distance entre ce qui est montré et ce qui se joue derrière cette représentation. Par la suite, le cinéaste ne va cesser d’accentuer cette distanciation : décors stylisés à outrance (une pièce principale jaune du sol au plafond, des toilettes intégralement rouges…), théâtralisation exacerbée et jeu des comédiennes à la frontière de l’hystérie permanente… Kyoko est artiste et écrivain. Lorsqu’arrive son assistante, elle l’humilie et met en place un jeu de domination/soumission qui traduit à sa manière la violence des rapports sociaux. Mais au bout d’un certain temps, un cinéaste intervient dans le champ et interrompt la prise : Kyoko est en fait une actrice qui tient un rôle et Sono Sion procède à un renversement des positions. La jeune femme se fait humilier par l’équipe et notamment par la comédienne qui incarnait son assistante. Dès lors, Antiporno dévoile ses enjeux : à la fois cri de rage contre une société patriarcale reproduisant des mécanismes archaïques de domination et réflexion sur les rôles assignés aux femmes, à la fois au cinéma dans le cadre particulier de l’érotisme mais aussi sur dans la vie. Le génie de Sono Sion réside dans cette manière de briser constamment les frontières entre la représentation et la « vie ». Kyoko s’interroge à un moment donné sur les « pucelles » et les « putains », réfutant cette opposition qui voudrait qu’une femme « libérée », (artiste, comédienne…), revendiquant sa sexualité, soit forcément une « putain » alors qu’une majorité de femmes « respectables » ont pourtant perdu leur pucelage. Cette opposition se retrouve dans le cadre de scènes familiales : alors que les parents de Kyoko font souvent l’amour, ils refusent à la jeune femme ce droit à la sexualité et l’empêchent de s’épanouir comme femme hors des cadres rigides édictés par la société. Alors que le spectateur pense assister à des scènes « réelles » de la vie quotidienne d’une jeune fille voulant devenir actrice, on voit soudainement débarquer une équipe de cinéma qui filme la scène. La vie elle-même devient une scène de théâtre où Kyoko se voit obligée de tenir une place prédéterminée.

Si le décor d’Antiporno évoque furieusement les couleurs du pop’art, il y a dans les enchaînements du film une dimension surréaliste. On songe à Buñuel lorsqu’une scène intime qui se noue entre les deux héroïnes se transforme soudainement en véritable pièce de théâtre devant un public hilare (toujours cette agression du regard). Ou encore ce moment qui évoque la fameuse scène du repas sur les toilettes du Fantôme de la liberté : un diner familial très classique (les parents d’un côté, les deux sœurs de l’autre) où les conversations sont entièrement axées sur la question du sexe abordée de manière très crue. Tout se passe comme si l’inconscient (les désirs, les pulsions…) surgissait en dépit du joug des conventions sociales.

Tout le récit est porté par un mouvement émancipateur. Echapper à l’assignation, aux rôles imposés par la société (toute l’équipe du film est masculine tandis qu’on ne trouve que des femmes devant la caméra), assumer une sexualité libérée des contraintes et briser les chaînes entravant la liberté de l’individu. A ce titre, le moment où la couleur se libère le temps d’une espèce de grand « dripping » à taille humaine est très représentatif de ce grand cri de colère qui anime Sono Sion.

Pour conclure, dans son analyse particulièrement pertinente du film (en bonus du DVD), Stéphane du Mesnildot évoque la figure de Fassbinder et notamment Les Larmes amères de Petra von Kant (pour les rapports de domination/soumission qui finissent par s’inverser). C’est effectivement très juste et c’est aussi ça qui rend le film si fort : son côté très théorique et « politique » (on songe également à Wakamatsu) n’empêche nullement un certain attachement au mélodrame (le personnage de la sœur pianiste) qui le rend parfois vraiment poignant (d’autant qu’il est porté par une Ami Tomite assez stupéfiante) et qui renvoie d’ailleurs aux autres romans familiaux tordus de Sono Sion (voir Love Exposure).

Iconoclaste et explosive, Antiporno est une œuvre d’une rare puissance, portée par une rage et une inventivité assez stupéfiantes.

© Nikkastsu/ Elephant films

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A propos de Vincent ROUSSEL

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