Coffret Teruo Ishii – Un amour abusif, déviant et dévergondé / Les 8 Vertus bafouées


Les 8 vertus bafouées (1973)
A priori le sujet de Un amour abusif déviant et dévergondé aurait pu donner naissance à un banal pinku ou à un roman porno SM à la Konuma : une jeune femme est prise au piège d’une relation avec un homme à la fois faible et brutal, pleurant lorsqu’elle l’éconduit, mais la violant comme bon lui semble à n’importe qu’elle heure de la nuit et du jour. Mais ce serait sans compter la malice et l’Art du détournement de Teruo Ishii qui joue à cache-cache avec nos attentes. Ishii, qu’on a connu plus provocateur et explicite, plutôt que d’adopter les codes du cinéma de genre en alignant les scènes érotiques – et scabreuses – installe d’abord une ambiance de claustration plutôt désagréable, privilégiant la sensation d’aliénation mentale à celle l’obsession sexuelle. Alors qu’au regard d’un tel argument Ishii aurait pu laisser libre cours à son sens de l’excès et du baroque, le cinéaste préfère filmer les visages heurtés, les cris, et rechercher à traduire un climat de perte de repère. Et de fait, nous ne savons pas comment appréhender ni l’intrigue, ni son héroïne, ou encore moins l’épave qui lui sert d’amant tour à tour pitoyable et abject. Si tout amour pour lui a disparu, l’héroïne n’en demeure pas moins partagée entre ce désir d’en finir et cette peur de l’abandonner, parfait prototype d’une femme japonaise qui ne parvient pas réellement à se défaire de la loi patriarcale, et ne se cesse de se faire violence pour se libérer. Ishii confirme son goût pour l’ambigüité et le malsain. L’amant, insaisissable, entre infantilisme et psychopathologie, finit par devenir effrayant. On pourra reprocher à Ishii une fâcheuse tendance à l’homophobie, comme si pour mieux lui asséner toutes les tares, il lui ajoutait celle-là.

(copyright HK video)

Un amour abusif déviant et dévergondé n’est pas une des œuvres les plus séductrices d’Ishii, peut-être pas la meilleure non plus, mais elle surprend dans ses parti-pris. On y retrouve son sens de l’expérimentation visuelle et de l’image-fantasme et ce, dès une séquence de générique magistrale, très jodorowskienne, matérialisant le déchirement de l’héroïne par cette chorégraphie nue, sur un lit, des plumes s’envolant, les murs éclaboussés de sang. Les très gros plans sur la chair, la bouche mastiquant et bavant, les muqueuses, les narines, renvoient l’homme à sa bestialité la plus triviale (Ishii utilise des bruit d’animaux sur le générique), les codes du genre volant en éclat pour présenter des séquences érotiques qui loin d’être excitantes, sont plutôt inconfortables. La sensualité et le beau ont disparu, il n’y rode pas même l’ombre d’une esthétisation de la domination comme le « roman porno » le faisait régulièrement. Si formellement l’ensemble paraît parfois un peu sage au regard de cette remarquable entrée en matière, Un amour abusif déviant et dévergondé n’en demeure pas moins atypique et émaillé de beaux moments psychédéliques.

 (copyright HK video)

Tiré du manga de Kazuo Koike (l’auteur notamment de Lady Snowblood), Les huit vertus bafouées (Porno jidaigeki : Bohachi bushido) constitue quasiment l’antithèse d’Un amour abusif déviant et dévergondé, parfaite quintessence de l’Art d’Ishii, à la fois trivial et d’une beauté absolue, caractéristique de son style le plus échevelé. Les éblouissantes prestations de Tetsuro Tamba chez Kobayashi (Harakiri, Kwaidan) et Gosha (Goyokin) ont tendance à faire oublier une autre partie de sa (fin de) carrière, celle d’un cinéma populaire parfois bis, l’acteur conservant en n’importe quelle circonstance un sérieux imperturbable, apportant ici les preuves de son incommensurable humour. Il est jubilatoire de le voir dès la deuxième séquence, fraichement sorti de l’eau glacée, son corps réchauffé silencieusement par deux magnifiques femmes nues au regard félin, se frottant langoureusement contre lui, et déclarant « il est proche de l’érection ». « Rien de tel qu’une peau de femme sur un corps gelé ». Toute l’ampleur de la malice du cinéaste et de son acteur y explose dans ces quelques minutes à la fois superbes – la peau blanche y éclate comme un paysage montagneux – et fort drôles. Ishii y joue avec son image et Tamba vieillissant y joue SON image, se donnant totalement, tout en attitude pince sans rire. Si l’ironie y règne en maître, il est émouvant de voir un tel acteur mettre son génie au service de ce poème dégénéré. Shiro, ce samouraï désenchanté, fuyant la vie sociale et recueilli par une confrérie occulte ayant comme précepte l’amoralité, opère une variation pervertie du loup solitaire qui aboutira à une lutte seul contre tous – et toutes – tout en démesure. Avec ses couleurs bariolées et la variation des éclairages qui plongent brusquement les corps dans le noir pour en faire les seules lumières, Les huit vertus bafouées s’avère une réussite esthétique digne d’Horrors of malformed men. Ce chef d’œuvre provocateur et impur aussi graphique dans sa violence que son érotisme joue avec les codes, puise ses merveilleux éclats dans l’indécence et les fleurs du mal. Avec son ballet de femmes nues s’envolant dans la nuit, le charnel y côtoie le rêve et le surnaturel, constituant le sommet du divertissement à la Ishii avec Female Yakuza Tale. Il y joue joyeusement avec les archétypes du chambara, les respectent tout en cultivant la transgression, la chair s’y découpe et les geysers fusent dans des teintes fabuleusement pop, à mesure que les seins s’y découvrent. Entre nihilisme et humour sans frein, Eros et Thanatos se confrontent en grimaçant au sein d’un enfer de couleurs, de femmes et de sang.
 

Un amour abusif, déviant et dévergondé [Ijô seiai kiroku: Harenchi] (Japon,1969) de Teruo Ishii, avec Shinrichiro Hayashi, Yukie Kagawa, Asao Koike, Ryôta Minowada

Les 8 Vertus bafouées [Bohachi bushido: Poruno jidaigeki] (Japon, 1973) de Teruo Ishii, avec Tetsurô Tanba, Goro Ibuki, Tatsuo Endô, Ryôhei Uchida
 
Coffret dvd édité par HK Vidéo / Seven 7

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