Nouveauté attendue de l’éditeur Le Chat qui fume, faisant suite aux rééditions de Possession et L’important c’est d’aimer, le Coffret Andrzej Żuławski propose, pour la première fois en Blu-Ray et en version entièrement restaurée, les trois premiers longs-métrages polonais du cinéaste : La Troisième partie de la nuit (1971), Le Diable (1972) et Sur le globe d’argent (1976-1977). Trois films rares – car peu souvent projetés et dont l’unique édition DVD française (épuisée depuis longtemps) n’offrait aucune restauration – enfin accessibles aux cinéphiles dans une qualité de son et d’image sans précédent. 

 

La Troisième partie de la nuit  (1971)

Premier extrait du coffret, La Troisième partie de la nuit relate le parcours, en pleine Seconde Guerre Mondiale, de Michal qui, après avoir perdu sa femme et son fils, erre, en proie au typhus, aux alentours de Cracovie… 

Premier long-métrage d’Andrzej Żuławski (et premier choc offert par celui-ci aux spectateurs), La Troisième partie de la nuit frappe d’abord par sa maîtrise – un plan vertigineux sur des escaliers suffit à imprimer à tout le film la patte du cinéaste – mais également par son scénario dont les éléments les plus ahurissants sont peut-être ceux relevant de la réalité historique. 

© Le Chat qui fume

Le personnage de Michal tombe en effet malade en nourrissant des poux pour des scientifiques chargés de fabriquer, pour l’armée allemande, un vaccin contre le typhus, car cette fonction lui permet d’être rémunéré et de ne pas être déporté par les nazis, ceux-ci le sachant malade. Cette situation assez peu connue s’est réellement produite durant la Seconde Guerre mondiale pour nombre de polonais – réduits à nourrir des poux afin de subsister et échapper aux nazis, du moins tant qu’ils survivaient au typhus – parmi lesquels le propre père d’Andrzej Żuławski, Mirosław, également co-auteur de ce récit fondé sur sa propre expérience de la guerre, vécue – et surtout traversée – dans un état d’hallucination fiévreuse permanente, provoqué par la maladie…

À l’instar de Mirosław Żuławski en son temps, Michal, dont le point de vue est partagé par les spectateurs, souffre donc tout au long du film d’hallucinations rendant vite abstraite toute notion de temporalité – les scènes que nous voyons à l’écran se déroulent-elles vraiment ou bien sont-elles des rêves, des flashbacks… ? – et même de narration, à tel point que, selon Żuławski lui-même, Andrzej Wajda – dont il fut l’ami et l’assistant – ayant vu le film avant sa sortie, l’aurait sommé de le remonter afin de remettre les scènes dans le bon ordre. 

© Le Chat qui fume

Privilégiant dès ce premier film une structure s’adressant plus à l’inconscient et au système nerveux de ses spectateurs qu’à leur intellect et n’hésitant pas à sacrifier pour cela son propre récit sur l’autel de sa mise en scène, Żuławski inaugure avec La Troisième partie de la nuit ce qu’il n’aura de cesse de faire par la suite : un cinéma mental constitué de films à la construction et au jeu d’acteurs faussement chaotiques (on parlera plus tard, chez les exégètes, de « chaos organisé ») où la mise en scène prend le pas sur les mots – ceux des dialogues comme ceux des didascalies – dans l’optique d’atteindre un idéal de pur « objet kinétique » (ainsi qu’il décrira L’Amour braque en 1986)…

L’autre aspect majeur de ce film est qu’il contient déjà tous les thèmes chers à son auteur, parmi lesquels l’amour, la mort, la quête existentielle, la religion, la chair et le sang – dévorés, de préférence – la fièvre (qui demeurera omniprésente dans son oeuvre), l’aliénation, ainsi que la figure du double. 

© Le Chat qui fume

La Troisième partie de la nuit est sans doute, à cet égard, avec La Femme Publique, le film d’Andrzej Żuławski où l’influence de Vertigo est la plus évidente, le personnage de Michal rencontrant dans son errance, une femme ressemblant trait pour trait à celle qu’il a perdue (interprétée par Małgorzata Braunek, alors épouse de Żuławski et dont le divorce lui inspirera notamment le scénario de Possession). Ce motif, souvent couplé avec celui du triangle amoureux, est en effet l’un des plus chers au cinéaste, ainsi qu’en témoigne la présence de l’un et/ou l’autre dans la quasi-totalité de ses longs-métrages, tels Possession (dans lequel le personnage principal s’aperçoit que l’institutrice de son fils est le sosie de son épouse) ou La Femme Publique (lorsque l’un des personnages demande à l’héroïne de remplacer sa femme morte en jouant – littéralement – son rôle)… 

© Le Chat qui fume

Première oeuvre des plus prometteuses à sa sortie, toujours aussi puissante cinquante ans plus tard, et surtout introduction idéale à l’oeuvre de son réalisateur, La Troisième partie de la nuit est le premier d’une longue série de voyages dans la double prison que constituent, chez Żuławski, un monde labyrinthique et décrépi… et l’esprit malade de celui qui s’y débat. 

 

Le Diable  (1972)

On se souvient de la fameuse rumeur du tournage de Cœur de verre de Werner Herzog selon laquelle le cinéaste allemand aurait fait jouer ses acteurs en état d’hypnose. A la vision du Diable, deuxième film d’Andrzej Żuławski, la tentation de se poser la même question effleure régulièrement l’esprit, tant les regards hallucinés dépassent très largement la notion même d’interprétation. Le cri, la vocifération, le jeu théâtral excessif, déclamé et distancié semblent répondre au dispositif d’Antonin Artaud qui accordait une place si importante à la catharsis et à la recherche d’une vérité primitive. En fait, il s’agit bien moins pour les acteurs d’incarner un rôle que de sortir littéralement de leur corps, comme projetés à distance de leur propre vie, retrouvant leur matière animale originelle.

Cette pulsion primaire confine à la possession, cette même possession si prégnante dans l’œuvre zulawskienne qu’elle lui fournira le titre et le thème de son meilleur film : justement, dès les premières images du Diable, on reconnaît la griffe du futur cinéaste de Possession, filmant la Pologne comme il filmera Berlin, d’un style coupant, au plus près de la chair de ses êtres, la caméra épousant et suivant chacun de leur mouvement, de leurs soubresauts, tournant autour, bougeant parfois à leur place avant qu’ils ne viennent s’y cogner. Le Diable partage d’ailleurs son hystérie et sa propension à l’iconoclastie avec d’autres « diables », ceux de Ken Russell, jusqu’aux expressions tout aussi hypnotisées de leurs visages. Hallucinant, baroque, le cinéma de Żuławski ouvre sur la transe. Il ne se limite pourtant pas à une chorégraphie de corps contorsionnés ou à un ballet d’âmes damnées. Derrière ce chaos émerge une topographie symbolique d’un monde dévasté, plongé dans l’apocalypse et réduit à un gigantesque charnier.

Dans la Pologne ravagée du 18e siècle, libéré de sa geôle par un inconnu, Jakub rentre sur sa terre natale, suivant à travers le pays en guerre cet homme étrange qui le proclame sauveur du monde et influence lentement ses pensées, lui dictant progressivement ses actions. L’argument du «diable » présente des similitudes troublantes avec Confessions du pêcheur justifié de James Hogg (qui lui même inspirera W.J.Has), dans lequel le Mal revêt également l’apparence d’un ami bienveillant. Hogg racontait l’histoire d’un étudiant dans l’écosse du début du 19e entrainé par un camarade doté d’un incroyable pouvoir de convaincre de la légitimité d’actes ignominieux. Ici aussi, un mystérieux personnage prend les traits du sage conseiller, pour pousser un héros fragilisé vers le versant des ténèbres. Il n’est pas difficile de lire derrière cette descente aux enfers la métaphore d’un Mal universel travesti en Bien, et d’une Histoire réduite à une entité monstrueuse, qui grave son évolution dans la tromperie des valeurs politiques, religieuses, et sociales, et dont la possession individuelle n’est que la synecdoque. Le Diable est une œuvre au mouvement constant, mouvement de fuite, mouvement descendant, dans lequel le chaos stylistique traduit le chaos du sens. La Pologne du 18e siècle y apparaît comme un véritable asile de fous, vision métaphorique et surréelle d’une époque, qui prend la forme d’un onirisme historique chère au cinéma polonais. Présente autant chez Kawalerowicz (Austeria) que chez Has (Les codes, La poupée) cette métamorphose fantasmagorique des époques troublées reflète des préoccupations plus contemporaines. Chez Żuławski c’est évidemment le cauchemar et le gouffre qui priment, dans l’égarement du vacarme. « Il y a quelque chose de pourri au royaume de Pologne », pourrait être la devise du héros maudit zulawskien qui, à l’instar d’Hamlet, devient le témoin de l’abime de son temps. La présence de la représentation de la pièce de Shakespeare dans Le Diable n’est évidemment pas fortuite tant son intrigue plane sur le film de Żuławski : une fois libéré, ce prince déchu retrouve un père mort, une mère prostituée et constate le désagrégement de sa nation. Shakespeare n’est d’ailleurs pas l’unique référence littéraire : on connaît la passion de Żuławski pour Dostoïevski que l’on retrouvera tout autant dans La femme publique que dans L’amour braque adaptation libre de L’idiot. Dans Le Diable cette vision d’êtres tourmentés, violents, perdus, assassins tient du nihilisme russe. Son héros gravite au sein d’une aristocratie décadente dans laquelle les êtres semblent des pantins, mués par des mouvements presque mécaniques, dignes des vénitiens fantomatiques du Casanova de Fellini.

Le Diable est une extraordinaire œuvre fiévreuse et frénétique, le témoignage d’un cinéma de pure sensation. Son maelström d’images visionnaires parle plus à l’inconscient du spectateur qu’à sa raison, ne lui fournissant que peu de clés ou d’explications véritables. Fonctionnant intégralement par une communion de la forme et du sens ainsi que par un effet de contamination, son mouvement s’accélère à mesure que la folie se propage. D’abord rampante, décelable, détectable, elle finit par se faire l’image d’un univers dévasté éructant son dernier souffle, et dans lequel les hommes libres et désordonnés évoluent comme des pendus au bout de leur corde. Sur une terre offerte en holocauste Żuławski pose en filigrane une question essentielle : l’individualité peut-elle survivre à l’agonie collective ? Comment l’homme peut-il survivre à la désagrégation de sa race ? et comment faire face au Néant absolu ? Il ne reste plus rien. Omniscient, omniprésent, indestructible, Le diable EST l’Histoire. Il est ce tentateur qui attend patiemment que l’homme s’avilisse et devienne un monstre. Il porte en lui la mort du monde… et le vide. (O.R.)

 

Sur le globe d’argent  (1976-1977)

Film « bricolé » de son tournage à son montage, en passant par sa bande son, et pour lequel la restauration – restituant mieux que jamais sa folle inventivité visuelle – était sans doute la plus escomptée et nécessaire, Sur le globe d’argent, adaptation du roman éponyme de Jerzy Żuławski (grand-oncle du cinéaste) réalisée à l’occasion d’un retour en Pologne (et en grâce) permis par le succès français de L’important c’est d’aimer (1975) – Le Diable lui ayant auparavant valu d’être censuré, interdit de travail et contraint de s’exiler en France par le pouvoir en place – conte le destin tragique d’une colonie d’humains partis fonder une nouvelle civilisation sur la Lune… 

© Le Chat qui fume

Projet insensé – élaboré dans une Pologne soviétique déjà très fragile économiquement, et ce sans argent mais avec les mêmes ambitions que les futures adaptations de Dune de Frank Herbert – tourné sur deux ans, pour un résultat long de presque trois heures, Sur le globe d’argent est peut-être le meilleur exemple de la détermination sans faille d’Andrzej Żuławski. La seule existence de ce film s’apparente en effet à un tour de force, tant pour le courage de l’entreprise (acteurs, cadreur, costumiers, décorateurs et metteur en scène conjuguent sans retenue leurs efforts pour concrétiser ce projet titanesque) que pour la multitude d’obstacles auxquels celle-ci s’est trouvée confrontée, des difficultés du tournage à son interruption définitive par les autorités – celles-ci ayant fini par se rendre compte de la nature subversive du métrage à venir – en passant par la confiscation des rushes pendant dix ans, au terme desquels Żuławski, ayant pu les récupérer, parvint à finir son film à l’aide d’images additionnelles et d’une bande-son entièrement redoublée…. 

© Le Chat qui fume

Le résultat final prend ainsi la forme d’un long « trip » hallucinatoire certes voué à l’imperfection mais où les trouvailles visuelles et symboliques se succèdent, parmi lesquelles une impressionnante scène de crucifixion ainsi que l’image, culte chez les inconditionnels du cinéaste, d’yeux peints sur des mains (un motif visuel que Żuławski ré-employera notamment dans une scène coupée de Possession)… Les scènes non-tournées – remplacées par des images volées du Varsovie des années 80 par-dessus lesquelles le scénario nous est tout simplement lu – constituent l’ultime point de suture de ce grand film malade, dont les délires esthétiques et narratifs dissimulent cependant, comme c’est le cas pour tous les films polonais d’Andrzej Żuławski, (La Troisième partie de la nuit (1971), Le Diable (1972), Sur le globe d’argent (1976-1977) ainsi que Chamanka (1996)) un portrait sensible et sans fard de son pays, qu’il dépeint tour à tour comme vidé de sa substance par l’Occupant allemand, fracturé historiquement par les guerres, manipulé par le pouvoir communiste puis gangréné par l’arrivée trop brutale du capitalisme après la chute de l’URSS). Ainsi, dans Sur le globe d’argent, Żuławski aborde certes l’obscurantisme et l’incapacité des humains à apprendre de leur passé, mais également le désenchantement d’une Pologne en manque de spiritualité… Sa vision ne sera cependant, comme on le sait aujourd’hui, pas au goût du ministre du cinéma de l’époque et signera son deuxième échec dit « politique » après celui du Diable 

© Le Chat qui fume

Le coffret comporte également un entretien de 38 min dans lequel François Cau et Mathieu Rostac reviennent sur la carrière polonaise d’Andrzej Żuławski, ainsi qu’un documentaire d’1h34 (également disponible seul chez Le Chat qui fume), Escape To The Silver Globe, réalisé par Kuba Mikurda, dans lequel sont abordés, à l’aide de photos de tournage, de documents d’archives et d’entretiens – notamment avec Andrzej J. Jaroszewicz, cadreur historique et ami de longue date d’Andrzej Żuławski, et Xawery Żuławski, fils du cinéaste et de l’actrice Małgorzata Braunek – la genèse de Sur le globe d’argent, la période historique dans laquelle s’inscrit le film, ainsi que la situation personnelle de Żuławski à l’époque du tournage – c’est en effet à la suite de cet échec et de son divorce d’avec Małgorzata Braunek qu’il sera contraint, à l’aube des années 1980, de s’exiler une seconde fois à l’ouest afin de poursuivre sa carrière, réalisant notamment Possession, La Femme Publique et L’Amour Braque 

 

Enrichissant sa collection Zulawski, Le Chat qui fume se montre une fois encore digne de la confiance de sa clientèle et propose, dans une qualité visuelle et sonore jusqu’à présent inespérée et accompagnés de bonus substantiels, trois grands films rares, essentiels à la compréhension de la carrière – et de la vie – de leur auteur, dans un coffret que tous ceux qui aiment Żuławski se doivent impérativement… de posséder ! 

 

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