Coline Serreau – « Romuald et Juliette » (1989)

Quatre ans séparent les sorties au cinéma de Trois hommes et un couffin et de Romuald et Juliette. Un laps de temps à la fois court et long, qui aura vu sa réalisatrice Coline Serreau changer de statut. Avec plus de dix millions d’entrées, sa comédie est devenue le succès français le plus important des années 80 (il s’agit même du plus gros depuis La Grande Vadrouille) mais aussi la plus grande affluence jamais enregistrée pour une œuvre réalisée par une femme. Quelques mois plus tard, le métrage remporte trois César (meilleur film, meilleur scénario original et meilleur acteur dans un second rôle) et deviendra un phénomène mondial (avec notamment près de 35 millions d’entrées dans l’Union Soviétique), il sera même nommé aux Oscar. Un remake américain, Trois hommes et un bébé sort dès 1987, réalisé par Leonard Nimoy et avec Tom Selleck, qui cartonnera au point de connaître une suite (Tels pères, telle fille). Comment revenir après cela ? Dans quelle optique ? Romuald et Juliette eut ainsi l’étiquette, peu évidente, du « film d’après ». Une comédie romantique sur fond de fable sociale et raciale portée par Daniel Auteuil, un acteur qui comme la cinéaste, venait de changer de dimension. Fraîchement césarisé pour Jean de Florette et Manon des sources, il venait alors de tourner pour Michel Deville (Le Paltoquet) et Claude Sautet (Quelques jours avec moi) et était en train de devenir l’un des choix privilégiés du cinéma d’auteur. Celui qui avait émergé dans des pochades populaires (les Sous-doués et sa suite en tête) allait trouver chez Coline Serreau, un terrain idéal à mi-chemin entre les deux aspérités de sa carrière. Face à lui, on découvre Firmine Richard, repérée par hasard dans un restaurant, dont il s’agit de la première apparition sur grand écran, à quarante ans passés. Auteuil campe ici Romuald, le jeune et sémillant PDG des usines Blanlait, une énorme entreprise de produits laitiers. Il rencontre Juliette (Firmine Richard donc), femme de ménage antillaise et mère de cinq enfants qui travaille la nuit dans les bureaux de la société, témoin de complots fomentés contre lui. Recherché, Romuald trouve l’asile chez Juliette qui le sauve d’un escroquerie, avant qu’il ne l’abandonne pour reprendre le cours de sa vie… Tamasa, qui s’était chargé des éditions en Blu-Ray et DVD de Trois hommes et un couffin, La Crise et La Belle Verte, vient de ressortir le film en copie restaurée, conjointement à Chaos.

Copyright Tamasa 2024

Le générique d’ouverture (accompagné de notes musicales enjouées) suit le chemin de l’héroïne, Juliette, de la sortie de son travail à son arrivée dans son domicile, le tout en pleine nuit, avant de se conclure sur son coucher, au lever du jour. Un raccord nous fera basculer d’un milieu à un autre en une image, pour nous immerger dans celui luxueux de Romuald, se réveillant dans un grand lit aux côtés de son épouse. Coline Serreau présente deux mondes opposés jusque dans l’esthétique. Chaque pièce de la gigantesque demeure du PDG épouse une décoration différente, chaque membre de sa famille a son confort personnel, quand Juliette et ses enfants doivent partager leur espace et sont contraints à la sobriété. Deux réalités sociales aux antipodes, à l’instar de leurs modes de déplacement, voiture avec chauffeur d’un côté, bus, métro et marche de l’autre. Deux mondes qui se croisent, parfois se frôlent mais n’interagissent jamais. La réalisatrice définit ainsi, dans un premier temps du moins, ses protagonistes par archétypes sociaux, dans une logique d’observation et de contrastes. L’acte inaugural se situe principalement dans le monde de l’entreprise, entre un PDG un brin naïf et les requins qui l’entourent. La cinéaste dépeint un univers d’escroquerie et de magouilles, où les coups financiers prennent le dessus sur les considérations humaines : il est question d’une augmentation drastique de la productivité, un objectif atteignable uniquement en bafouant des règles d’hygiène nécessaires. Cette approche gentiment caricaturale (enfants pourris gâtés, infidélités réciproques) est délibérément mise en perspective avec la précarité dans laquelle vit Juliette avec ses cinq enfants. En ressort, un comique de situation bienveillant mais taquin à l’égard de Romuald et par extension la caste qu’il incarne, tandis qu’une tendresse profonde est palpable à l’égard de l’héroïne. Si Serreau ne remet jamais en cause des rapports de classes sociales établis ou même la logique libérale décomplexée dans laquelle baignent les plus fortunés, elle se situe en revanche assurément du côté des moins aisés. Trente-cinq ans plus tard, il est intéressant de constater que le temps où le puissant était raillé dans le cinéma populaire français, est révolu. Sans prendre un exemple qualitativement déshonorant, l’apprécié Le Sens de la fête d’Eric Tolédano et Olivier Nakache, atteste parfaitement d’un changement de paradigme, où le valeureux patron doit tenir le navire, flanqué d’employés aléatoirement compétents. Un emploi et un type de rôle, par ailleurs, que Daniel Auteuil découvre ici, mais qu’il incarnera à plusieurs reprises par la suite, dans le drame social avec La Mer à Boire (2012) deux comédies veberiennes La Doublure (2006), Le Nouveau Jouet (2022) (remake du Jouet) ou sur un mode plus poétique dans La Petite Vadrouille (2024) de Bruno Podalydès. L’acteur, juste et énergique, déborde avec un plaisir communicatif, entre rigueur de jeu et candeur jamais surjouée. Cette performance haute en couleurs, aura certainement inspiré ses rôles de dirigeants à venir.

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Si la satire du monde de l’entreprise et du patronat n’était pas nouvelle, son croisement avec une autre réalité sociale va conférer à Romuald et Juliette, son centre névralgique mais aussi son originalité. Le deuxième acte fait basculer le récit d’un monde à l’autre, le gros poisson, Romuald, se retrouve hors de son bocal, chez Juliette, dans un HLM au milieu d’une famille nombreuse. Un mouvement de caméra illustre parfaitement le décalage et l’angle choisi par Coline Serreau, ce travelling arrière observant le dirigeant blanc, seul au milieu des enfants noirs de l’héroïne. Douceur et tendresse traversent l’image, le supposé choc des classes et des cultures n’a pas lieu. La réalisatrice observe la mue d’un homme qui n’a jamais rien connu d’autre que sa réalité privilégiée autant que le courage et l’abnégation d’une femme malmenée qui ne renie jamais ses principes généreux et humanistes. Point d’humour basé sur des clichés malveillants, si dérision il y a, elle touche toujours le plus « fort » (socialement parlant). En revanche, s’opère à l’écran, une confrontation jouissive entre deux écoles et tempéraments de jeu. Au professionnel « classique », technique et expérimenté Auteuil, s’oppose une débutante au naturel aussi irrésistible qu’explosif, Firmine Richard. Autant, sinon plus, que sa seule écriture, la crédibilité du film, repose sur la véracité de son interprétation, dans un paysage du cinéma français où les femmes de couleurs n’avaient alors jamais réellement le droit de disputer les premiers rôles. Elle bénéficie d’une partition en or dont elle se tire largement avec les honneurs. Douce charge puis comédie décalée, le film opère deux derniers mouvements, d’abord vers le drame social avant de retrouver la lumière pour aller sur la romance aux airs de contes de fées. En fin de compte, du réalisme cruel à l’utopie collective il n’y a qu’un pas, que la cinéaste n’hésite pas à franchir pour mieux nous emporter dans un élan faussement naïf et toujours lucide. Ces différentes mues contribuent largement au charme d’un film euphorisant et populaire au sens le plus noble du terme.

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Pris en tenaille dans la filmographie de Coline Serreau entre deux gros succès que sont Trois hommes et un couffin et La Crise, Romuald et Juliette ne manque pourtant pas d’atouts pour convaincre. Comme plusieurs films de la cinéaste, l’épreuve du temps lui est bénéfique. Il précède à sa manière le conte de fées moderne de Garry Marshall, Pretty Woman et un triomphe consensuel comme Intouchables. Outre la copie restaurée, l’édition connectée par Tamasa, propose un supplément vraiment intéressant : un entretien avec la réalisatrice. Elle évoque les trois ans qu’elle venait de passer aux États-Unis lorsqu’elle s’est lancée sur ce projet, un besoin de se reconnecter avec la France est perceptible entre les lignes. Elle confesse initialement avoir planché sur un autre film avant de changer de sujets sans prévenir ses producteurs, quasiment en une nuit. Elle revient sur son désir de montrer des chemins de vie et des transformations à l’écran, ne pas vouloir choisir de genre, mais simplement vouloir montrer le monde avec dérision. Elle ponctue l’entretien avec humour en s’attardant sur un faux raccord spectaculaire découvert tardivement et toujours présent au montage. Un échange complet et concis, qui vient nourrit un film qui mérite d’être redécouvert.

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