Les éditions Spectrum poursuivent leur exploration du cinéma asiatique et sont en passe de devenir LA référence en la matière, s’intéressant tout autant aux terres du passé qu’aux cinéastes contemporains.
Réalisé en 2013 par le vietnamien Minh Nguyen-Vo, Nuoc 2030 appartient au cinéma d’anticipation, mais contrairement à bon nombre d’œuvres de Science-Fiction qui imaginent un futur délirant pour un grand spectacle spectaculaire, cet ex-ingénieur en chimie se contente juste « d’anticiper » de manière tout à fait crédible les conséquences du changement climatique en supposant que la montée des eaux pourrait parfaitement submerger son pays d’ici moins de trente ans. Nous nous retrouvons donc dans une vision de l’avenir d’autant plus angoissante qu’elle correspond à peu de chose près à ce que nous en attendons, et qui semble quasiment imiter notre présent. Une fois les terres fertiles détruites, les récoltes se font désormais – difficilement – à la surface de l’eau. C’est sur l’onde qu’habite la population, dans des maisons flottantes. Persuadée que son mari n’est pas mort accidentellement Sao commence son enquête. Acceptant de travailler dans une usine flottante, elle va s’approcher progressivement de la vérité, mais replonger dans les secrets de son passé. Tout n’est que submersion dans Nuoc 2030 : submersion des personnages perdus, submersion des amours, submersion des âmes, à l’image de ces individus vivant à la surface mais toujours attirés par les profondeurs. Avec sa photo splendide, Nuoc 2030 s’avère donc un formidable film liquide et horizontal, dominé par le mouvement des vagues et son ciel d’estampe tourmenté. Minh Nguyen-Vo se dit admirateur de Tarkovski et les références à Stalker et Solaris sautent aux yeux, tout autant dans sa SF contemplative que dans ses couleurs un peu sales. Il le cite même ouvertement à la fin du film, métamorphosant la scène de lévitation des objets par leur engloutissement dans une cité perdue. Et puis il y a cette héroïne impressionnante d’insoumission, de sentiments refoulés et de désespoir qui semble faire corps avec l’onde. Totalement flottante, Nuoc 2030 est une oeuvre exigeante et magnétique.
Where Are You Going (2016) nous entraîne cette fois à Hong Kong. Yang Zhengfan y déroule en 2h08 13 plans séquences dans un taxi parcourant la mégalopole, dont on ne perçoit que la vue à travers le pare brise, en écoutant les protagonistes sans jamais les voir. Très honnêtement, avant de s’y lancer, l’argument fait un peu peur, laissant craindre un certain ennui. Erreur ! Reprenant le principe de Distance, premier volet de cette trilogie encore inachevée, le cinéaste livre une oeuvre expérimentale passionnante, un ofni qui nous happe dans son dispositif. Where are you going attire d’abord par son aspect cinéma du réel et sa contemporanéité avant d’interpeller par sa vigueur fictionnelle, la manière dont son écriture sert sa vision de Hong Kong, trahissant un rapport amour-haine avec la ville. Tel un film choral invisible, Where are you going nous emmène à la rencontre de personnages, et tisse des liens inattendus entre eux. Cette dualité évoque évidemment le Taxi Téhéran de Jafar Panahi, tout comme la structure en courses renvoie au Jim Jarmush de Night on Earth et l’on se dit que le taxi est décidément un incroyable lieu de cinéma, à la fois confiné et ouvrant sur un horizon infini, tel un lieu qui concentrerait l’essence de l’humain tout en ouvrant sur la possibilité d’imaginaire. La voiture pourrait très bien ne jamais s’arrêter. Ici les individus ne seront donc que des voix – qu’est ce qui peut être plus proche de l’âme qu’une voix ? – tandis que le cinéaste parcourt différents quartiers, nous faisant entrevoir la population anonyme, y compris celle qui ne prendra jamais de taxi. La voiture traverse les périphériques, les autoroutes, les tunnels… la promenade courtise l’abstraction. Where are you going se peuple de lignes mouvantes, de mouvements et d’arrêts au pouvoir quasi hypnotique. Il possède aussi une vraie force politique, une vraie rage qui transparaît dans les conversations parfois houleuses, parfois désabusées des protagonistes. Il en ressort une charge anti-capitaliste, anti-consumériste. Tel un nouveau confessionnal, le taxi devient le lieu où tout se dit parce qu’on ne se croit pas écouté, ou au contraire où la conversation s’engage avec le conducteur, quand il ne s’agit pas de purs monologues. Ils ne sont pas juste hongkongais, mais américains, anglais, philippins, jeunes ou vieux, aisés ou modestes… Il s’agit toujours de moments anodins ou essentiels, anodins ET essentiels. L’une se fait accuser par le chauffeur pour duper ses clients en les incitant à spéculer. Deux amies évoquent leur désir d’émancipation. Ou encore, un homme se plaint de ce qu’est devenue Hong Kong depuis les années 80, remarquant les endroits qui n’existent plus. Car s’il y a bien un fil rouge thématique dans Where are you going, il réside bien dans cette incommensurable mélancolie des lieux disparus et du temps irrattrapable. Yang Zhengfan ménage également de belles plages de silence. Sans s’en apercevoir, la nuit est déjà tombée. Et pendant plus de deux heures, il existait une place supplémentaire dans ce taxi, c’était la nôtre.
Suppléments
Nuoc 2030
Interview du réalisateur Nghiem-Minh Nguyen-Vô (12′)
Critique par Dirty Tommy et Critique masquée (11′)
Bande-annonce
Where are we going
Rencontre avec Yang Zhengfan (8′)
Présentation du film par Brigitte Duzan (12′)
« L’intimité du film par la distance » : Le cinéma de Yang Zhengfan par le Dr. Nadin Mai (8′)
Critique par Dirty Tommy et Critique masquée (14′)
Bande-annonce
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