David Cronenberg – « Crash » [Édition Coffrets Ultra Collector Carlotta]

Une fois le temps pulvérisé sur l’œuvre comme la peinture sur la tôle non traitée, que reste-t-il de cette romance nécrosée ? Lors de la sortie de Crash, en 1996, l’approche romantique pourtant très prononcée du film de Cronenberg s’était peu vue traitée au profit du scandale et d’un non traitement total de ses qualités. Étaient mis en avant de sois-disant faibles qualités narratives, une portée symbolique annihilée en son milieu, un non respect du ton ironique de l’oeuvre originelle de Ballard et surtout un traitement photographique voyeur d’un certain nihilisme pornographique. De la surface toujours… Avec un peu de malice, on pourrait voir là un caractère allégorique de l’oeuvre. Mais l’exégèse se cogne parfois à ses propres limites et Crash semble bien plus intéressant lorsqu’il est entrepris par son sens le plus incompris, celui – éternel chez Cronenberg – du lyrisme romantique, donc. Un romantisme s’articulant sous toutes ses formes tant il est ici question de ré-appréhension de l’amour et du désir à travers une approche romanesque.

copyright Carlotta Films

Dans l’intimité de son cinéma, le réalisateur offre une véritable recherche de ses propres motifs à même cette histoire de couple en perte de vitesse cherchant son désir dans les accidents automobiles. Des motifs faisant foi d’une maturité artistique folle, délestée de tout ce qui ne fait pas partie intégrante des obsessions de l’auteur. Entre l’homme et la machine, la chair et l’esprit, le sexe et l’amour, la violence et bien sûr la mort ainsi que différentes formes d’initiation, de mutation, de transhumanisme ou d’animisme mécanique… Tout cela, sans jamais laisser sentir la pesanteur de ses obsessions au profit du foisonnement de leurs traitements. Et si le film joue de cet état de flottement en boucle autour des mêmes motifs, les scènes signifiantes s’enchaînent pour créer un tableau total, entier et d’une incroyable précision quitte à faire fi de certaines règles narratives tout en jouant des variations rythmiques pour annihiler la lassitude. Tantôt cotonneux, tantôt brutal.

Dès les premiers plans, les premiers instants, Cronenberg traite visuellement ces gimmicks à travers la position sexuelle filmée : la levrette répétée par les protagonistes dans leurs premières tromperies permissives et avérées. Il use déjà d’une association visuelle entre les corps charnels et mécaniques (les mains, les seins, l’avion, la caméra…) avant de les réinvoquer dans la scène suivante montrant le couple dans une position identique. Le coït, jusqu’alors interrompu – puisque rendu impossible par un amour charnel avec d’autres, soit un plaisir mécanique, sans amour – s’achève enfin. A cet instant, le couple se trouve face au danger à venir mais aussi au flux autoroutier. Ce flux, c’est celui du monde, de la société moderne guidée par ses machines mais c’est aussi celui du désir du couple incarné par James Spader et Deborah Kara Hunger. Un désir qui abonde puis disparaît et inversement, comme il en sera mainte fois question dans la narration. Mais ce flux aussi incontrôlable qu’incompréhensible c’est aussi celui dans lequel ils espèrent se fondre pour mieux s’en soustraire et tenter de le diriger. En ce sens, le film est très proche de ce que peut proposer l’oeuvre récente de Michael Mann. Evoquer Mann pourrait passer pour une panacée cinéphile mais la citation s’avère payante tant les deux cinéastes partagent un lyrisme sec et l’idée semblable de s’emparer d’une esthétique publicitaire tout en filmant les carrosseries avec une certaine forme de brutalité. Toujours à l’instar de Mann, Cronenberg prend cependant bien soin de déconstruire cette approche de l’intérieur. Dans cette même finalité, il met en scène des objets peu rutilants et filme leur destruction parfois en parallèle de la renaissance de ceux qui les conduisent. Bien sûr, comme Ballard dans l’oeuvre originelle, il fait aussi de son protagoniste un publicitaire que la carrière aura abîmé. Autant de manière d’amener la représentation du rêve vers celle de l’horreur sans jamais oublier leurs pouvoirs de fascination de la même manière que lorsqu’il se jette dans l’érotisme pur et extrêmement codé (le couple ennuyé, le gourou, le cuir…). De ce fait, il inclut le spectateur à son jeu de l’excitation pour l’amener à comprendre les personnages de l’intérieur ainsi que les tenants et aboutissants de l’oeuvre en elle-même. Cette façon d’impliquer corporellement l’observateur (jusqu’à en modifier le flux sanguin) dans la sexualité des personnages fonctionne souvent comme une forme d’hypnose qu’il choisit de casser parfois brutalement contre l’émotion, la sensation inverse. L’incroyable scène du Car-Wash – qui montre les trois corps unis dans un réceptacle humidifié, éminemment sexuel, la voiture et les trois corps ne faisant plus qu’un – ou celle, miroir, entre Ballard et Vaughan – rendue très sensuelle par les précédentes paroles de Catherine avant qu’elle ne se transforme en malaisante scène de domination – en sont les exemples les plus marquants. Car, dans Crash, la voiture, en engin de mort, permet une fuite immobile, comme l’amour de corps qui s’impactent et finissent par se confondre. Ainsi, dans cette scène, les fluides corporels s’étalent sur le cuir des bagnoles tandis que, dans d’autres, les cicatrices causées par l’acier réinventent les chairs humaines, comme les tatouages dessinés par l’esprit à travers les aiguilles. Que Vaughan voudra, d’ailleurs, de manière assez littérale, d’avantage organiques. L’un étant la trace de vie, de désir ou de mort de l’autre.

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Mais la véritable bascule du récit se trouve dans la découverte du corps de Ballard à l’hôpital après le premier accident. Ballard est immobilisé, bardé d’atèles chromées. La chair et la mécanique ne font déjà plus qu’un. Le protagoniste sortant fraîchement d’un choc qui s’avérera porteur (ou destructeur, c’est selon) devient attachant par son désir de se réinventer, de reprendre le contrôle et de sortir de ce flux, de ce carriérisme dans lequel il se vide de toute substance vitale – jusqu’à n’avoir plus rien à jouir – fusse pour ce qui pourrait sembler être une perversion : cet indicible attrait pour les accidents de bagnoles et le danger qu’ils représentent. Apathiques, les personnages – comme les contenants qu’ils sont, à l’image des voitures – parlent machinalement même pendant le sexe. Ils n’attendent pas toujours de réponse et cherchent le plaisir pour combler leur anesthésie créée par ce flux contemporain, tout à fait inconscient du monde qu’il dévore. Et Cronenberg de ne traiter les victimes collatérales des accidents créés que comme des mannequins uniquement présentés par leur mort, comme s’ils l’avaient toujours été. Anéantis. D’ailleurs, fait amusant, Bertolucci dira de Crash qu’il s’agit d’un « chef-d’œuvre catholique », probablement, en rapport à la conscience permanente des personnages de la détérioration de leur chair et de leur mort irrémédiable.

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En bon cinéphile, tiraillé entre passion et obsession, il est passionnant de concevoir le personnage de Vaughan comme une sorte d’historien de la mort automobile mais aussi du cinéma tant il réduit la frontière entre la fiction du film et la fiction du Cinéma avec un grand C en reconstituant ses accidents les plus célèbres. Ici, la mort de James Dean, réelle, est confrontée et même mélangée à son double cinématographique à travers une relecture du « chicken run » de Rebel Without A Cause. Le tout, évidemment mis en scène avec des voitures – objet de comparaison ultime au cinématographe – de manière extrêmement cinégénique (l’utilisation du micro, le lyrisme de Vaughan chuchotant « James Dean died of a broken neck and became immortal. »…) A cela s’ajoute l’abondance de références. Certaines renvoyant à Godard, formellement avec Week-End et son travelling repris presque littéralement ou thématique avec Le Mépris et sa gestion du couple jusque dans sa scène finale ainsi qu’à toute la filmographie de Cronenberg. On peut aussi penser, avec le recul des 24 années depuis sa sortie officielle, au Lost Highway de David Lynch – dans son traitement de la route et du couple lassé – ou au Eyes Wide Shut de Kubrick – dans sa façon de confronter son héros à de nombreuses forme de désir – voir, par facétie, à toute une vague du cinéma d’action alliant tout aussi littéralement sexe et conduite, galbe humain et carrossier. Toujours dans cette même idée d’associer le récit à l’Histoire de l’image, Vaughan, leader de leur petite communauté, roule dans une Lincoln Continental identique à celle dans laquelle Kennedy mourra. Et on sait, depuis le brillant livre de Jean-Baptiste Thoret, à quel point ces sept secondes ont métamorphosé l’histoire du cinéma américain, analogue de l’Histoire de ce même pays. Et Ballard, réalisateur publicitaire (ironiquement pour la prévention automobile), vit par ces images qu’il finira par chercher à recréer dans sa propre vie.

Et puis il y a – comment ne pas le mentionner – le génie de la partition d’Howard Shore qui oppose les guitares électriques dissonantes aux cordes lyriques pour épouser le sujet, machine et romantisme pour un film qui fait preuve de mouvements opératiques froids et qui trouvera la parfaite adéquation entre sa splendeur esthétique, dramatique et musicale dans sa sublime fin. A nouveau romantique au possible – choisir l’amour et la sensualité en attendant ou en repoussant, c’est selon, la mort prête à jaillir -, elle achève le film qui – comme souvent (toujours?) chez le cinéaste – n’aura fait que réitérer cette question : « jusqu’où peut-on aller par amour ? » et ne laissera comme unique chemin asphalté que la grâce vrombissante d’un moteur qui jouit.

En Supplément du coffret : un livre inédit « Réalisme des sens : Crash de David Cronenberg » avec 20 photos d’archives, entretiens de D. Cronenberg et J.G. Ballard, essai d’Olivier Père (160 pages)

Coffret édité par Carlotta, dans la collection Coffrets Ultra Collector (n° 17)

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A propos de Lucien Halflants

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