Totalement inédit, Un homme à genoux n’est pas seulement une rareté, mais un film exceptionnel qui fut victime en son temps du désintéressement progressif d’un cinéaste autant par la critique que le public, en l’occurrence en France. Un juge en danger, en raison de sa distribution prestigieuse, reste le dernier film de Damiano Damiani, qui bénéficie d’une aura positive. Cette injustice est désormais réparée grâce au travail éditorial d’Artus Film qui ressort le film dans une excellente copie en combo DVD/BLU-RAY, avec seulement une VOSTF. Invisible par chez nous, il n’a pas bénéficié de doublage français, n’a jamais été diffusé à la TV ni exploité en VHS. C’est donc un petit évènement -discret – dans le monde de l’édition que de découvrir cette merveille méconnue. Le précédent long métrage du réalisateur italien le plus sous-estimé de sa génération, Goodbye and Amen évoquait en creux la figure pathétique d’un homme aux abois, qui par déconsidération sociale va littéralement disjoncter, assassiner gratuitement des quidams pour se faire remarquer. Cet archétype devient central dans Un homme à genoux, sans doute le film le plus sombre de son auteur, point de non-retour sur la duplicité d’un système vicié qui a le pouvoir d’écraser un homme innocent et de le transformer à ses dépens en meurtrier.
Ancien détenu, Nino Peralta s’est racheté une conduite, même s’il reste dans une situation économique précaire. Bon père de famille, très présent auprès de ses enfants dont une petite fille malade, il tient un kiosque à Palerme grâce à l’apport financier de sa femme. Il mène la vie d’un honnête homme jusqu’au jour où il est impliqué bien malgré lui dans une histoire sordide. La police découvre le lieu où une femme a miraculeusement échappé à un kidnapping par une organisation mafieuse. La dame n’est pas n’importe qui, elle est l’épouse d’un des plus importants patrons de la Cosa Nostra, Don Vincenzo Fabbricante. La police retrouve une tasse appartenant au petit bar de Peralta. Ce dernier, ignorant tout de l’affaire, se retrouve sur une liste de gens à éliminer, considéré alors comme complice de l’enlèvement. Peralta découvre l’identité du tueur à gage, un certain Platamonta. Un étrange face à face entre Nino et le tueur, relation trouble entre un homme et son double, non pas maléfique, mais pitoyable, ce qu’il pourrait devenir s’il ne devait se battre corps et âme à la recherche d’un salut chimérique. Platamonta est un pauvre gars désigné pour tuer afin de nourrir sa famille qui va tenter de lui soutirer de l’argent en échange de sa liberté (provisoire ou illusoire), car il y aura toujours quelqu’un pour faire le sale boulot.
Pris dans un engrenage labyrinthique, Nino tente de se sortir d’un pétrin qui l’amène à finir réellement à genoux, une situation insupportable pour cet homme honnête, incarnation idéalisée du prolétaire soumis par la force des choses. Damiano Damiani délaisse les fonctionnaires d’État avides de justice, mais aussi les bourgeois pris malgré eux dans la machine infernale de l’injustice étatique. Il revient à ses premiers amours, aux personnages issus des classes défavorisées qu’il avait si bien filmés en début de carrière, l’employé de Il Siccario ou la jeune femme magnifique de Seule contre la mafia. Nino cherche par tous les moyens à s’en sortir, à se défiler. Il finit par craquer, commettre l’irréparable, sonné par un monde corrompu ne laissant aucune chance à ceux qui n’ont rien. Damiani délaisse volontairement le champ rhétorique de la dénonciation des coupables sous la forme du film dossier. Le mal est fait, il est là, présent, inéluctable à l’aube des années 80. Il se concentre sur les dommages collatéraux. Sur les hommes et les femmes qui en pâtissent, se font broyer par la machine. Filmé entièrement du point de vue du personnage principal, Un homme à genoux est la fuite en avant d’un homme rattrapé par ses démons au cœur d’une société qui a décidé de ne lui laisser aucune chance. La mise en scène oppressante épouse le moindre de ses agissements, créant un impact émotionnel révoltant. Les cadrages serrés sur les visages, le montage nerveux, les jeux de miroirs où tout le monde semble s’observer, les dialogues en surrégime et le réalisme cru des décors des quartiers pauvres apportent une authenticité à ce thriller social d’un humanisme sauvage, cri du cœur d’un cinéaste qui ne croit plus en rien, n’observant plus que les ruines d’un pays qui n’a rien fait pour le peuple, toujours opprimé. La caméra n’a jamais autant signifié l’urgence, prenant presque le spectateur en otage dans cette course contre la montre haletante, récit d’une survie d’un homme pour préserver sa famille et sauver sa peau. Cet homme est idéalement incarné par Giuliano Gemma qui trouve sans doute son plus beau rôle. Jamais on n’avait vu ce comédien toujours très bon aussi impliqué dans un rôle difficile. Il est de tous les plans, aux aguets constamment. Il incarne de manière majestueuse une figure idéalisée certes, mais juste, des petites gens. Face à lui, on retiendra la présence essentielle d’Eleonora Giorgi, l’habitué Tano Cimarosa et surtout le formidable Michel Placido, génial en tueur à gage pathétique.
Allégorie poignante d’un monde répressif, ce film, snobé par le public et la critique à sa sortie, raconte la chute d’un homme qui ne se relève que pour commettre le pire, tout ce qu’il souhaitait éviter. Damiano Damiani ne regarde plus en haut pour conforter sa critique d’une civilisation décadente, mais en bas, du côté des victimes, du peuple qui peine à survivre. Et ne trouve comme solution que le pire.
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