Arrivé au cinéma sur le tard en exerçant divers métiers tels que porteur de caméras et aide-monteur dans un studio, Daniel Duval réalise son premier court-métrage Le Mariage de Clovis en 1969. Tourné sans moyens, il relatait la noce de l’un de ses amis ferrailleur. Le projet arrivera jusqu’à Cannes du côté de la Quinzaine des réalisateurs, en plus de glaner quelques prix en festivals (notamment celui d’Oberhausen). Il permet à son auteur de travailler à la télévision, avant son arrivée sur grand-écran quelques années plus tard. Plus précisément, en 1974, lorsqu’il effectue ses débuts devant et derrière l’objectif avec Le Voyage d’Amélie, film rural et personnel, rapidement suivi d’une deuxième réalisation tout aussi intime, L’Ombre des châteaux porté par Philippe Léotard en 1977. Alors qu’il devient un acteur de plus en plus convoité (L’Agression de Gérard Pirès, Que la fête commence de Bertrand Tavernier,…), son regard poétique et son intérêt pour « les gens du peuple » attirent l’attention d’une comédienne rapidement devenue incontournable : Miou-Miou. Propulsée en haut de l’affiche suite à sa prestation aux côtés de Gérard Depardieu et Patrick Deweare chez Bertrand Blier (Les Valseuses), elle enchaîne au cours de la décennie 70 les tournages pour des cinéastes tels que George Lautner (Pas de problème ! / On aura tout vu), Marco Bellocchio (La Marche Triomphale), Claude Miller (Dites-lui que je l’aime), Joseph Losey (Les Routes du Sud), Luigi Comencini (Le Grand Embouteillage)… Détentrice des droits du roman autobiographique de Jeanne Cordelier, La Dérobade, publié en 1976 (vendu à plus d’un million d’exemplaires et traduit en plus de quinze langues) et désireuse d’un nouveau défi en tant qu’actrice, elle fait appel au metteur en scène pour en signer l’adaptation. L’autrice participe à l’écriture du script aux côtés de Daniel Duval et de Christopher Frank (scénariste de L’important c’est d’aimer d’Andrzej Żulawski et Attention, les enfants regardent de Serge Leroy, futur réalisateur de Josepha). Récit éprouvant, celui de Marie (Miou-Miou), une jeune femme de 19 ans qui s’ennuie dans sa vie de banlieusarde. Elle rencontre Gérard (Daniel Duval), un beau brun frimeur et volubile. Aveuglée par l’amour, trop candide, elle décide de tout quitter pour partir avec lui. Mais celui-ci se révèle n’être qu’un maquereau qui l’entraîne dans la prostitution…Beau succès en salles (un peu moins de trois millions d’entrées), couronné par un César de la meilleure actrice en 1980 pour Miou-Miou (qui n’ira pas le chercher lors de la cérémonie), le film ne bénéficiait jusqu’à présent que d’une piteuse édition DVD signée René Château. Tamasa, à qui l’on doit déjà l’an passé, un Mediabook combo pour L’Ombre des Château, propose le long-métrage en copie restaurée 4K disponible sur support Blu-Ray et DVD.
Le premier plan, observation d’une vieille dame trimballant une chaise au milieu d’immeubles de banlieue (lesquels se révèlent au moyen d’un dézoomage), pose autant le décor inaugural qu’il effectue un raccord implicite avec le cadre des précédentes réalisations de Daniel Duval. Élan de continuité et de rupture marqué par l’usage immédiat d’un mouvement inverse, un zoom à l’effet de loupe, nous faisant alors pénétrer dans une chambre où l’on découvre le petit ami Jean-Paul puis Marie. Peu de mots et une sensation de sérénité caractérise la mise en scène d’une introduction étonnante de fluidité, de précision, délestée de tout élément superflu. Quelques secondes suffisent à décrire le quotidien du protagoniste, ses aspirations et le coup de foudre qui fera basculer son existence. La douceur des images (dimension accentuée par les compositions inspirées de Vladimir Cosma) couplée à la tendresse du regard que le cinéaste pose sur ses individualités, tranche avec la lente descente aux enfers qu’il dépeint sans jamais chercher à l’édulcorer. Ce faux académisme et vrai point de vue cinématographique, définit une approche en quête constante de justesse, à l’horizon néanmoins plus vaste. À la fois portraitiste et paysagiste, Duval tend à régulièrement interroger la place de ses personnages au sein de leurs environnements. Il scrute des laissés-pour-compte, naviguant sans réelle solution à l’intérieur de lieux marginalisés face auxquels une large partie de la société sembler préférer baisser les yeux. Cela passe par des moyens aléatoirement voyants (surcadrages, travellings) et d’autres plus discrets (dialogues suggestifs, durée des séquences, temps de silences). L’affirmation de ses partis-pris en tant qu’évidence, confère à un récit elliptique une certaine linéarité, en plus de distiller une impression de fatalité, un caractère quasi inéluctable à l’intrigue (qui peut en contrepartie lui conférer un aspect répétitif). Le réalisateur filme au présent, se refusant à tout jugement ou psychologisation des enjeux, évocation d’antécédents éventuels explicatifs. Le relatif calme formel vient accentuer la nature intrinsèquement insoutenable de l’histoire et en révèle avec d’autant plus de vigueur une brutalité inouïe, tantôt muette (« Tu laisses tomber les godasses » dit Gérard à Marie peu avant de laisser effectuer sa première passe) tantôt latente (solitude et absence de de sonorités entre des filles mise malgré elles en concurrence) quand elle n’est tout simplement concrète (violence conjugale, agression, viol, vengeance). En ce sens, La Dérobade s’il constitue de fait une plongée documentée dans le milieu de la prostitution, se fait moins un commentaire sur le sujet que l’étude humaniste d’une héroïne à la dérive poussée à la résilience.
Dans la peau de cette jeune femme en lutte pour sa survie, dépossédée de ses droits, de sa liberté, vulnérable et malgré tout forte, Miou-Miou impressionne. Amoureuse éprouvée jusqu’à l’inacceptable, l’actrice impose une combativité, des nuances, synonymes pour le spectateur de lueur d’espoir, nécessaires pour générer l’empathie et supporter son calvaire. Son amant, maquerau et antagoniste, Gérard, campé par un Daniel Duval dont le rôle marquera durablement la carrière, se présente tel un gendre idéal (élégant, costaud, propre sur lui et bienveillant) avant de révéler sa nature plus sombre. Manipulateur violent et intransigeant, laissant exploser par bribes une fragilité lui rendant sa dimension humaine, évitant ainsi la caricature, il laisse entrevoir un comédien au potentiel souvent sous-exploité par la suite, résumé à sa « gueule », au détriment de ses subtilités d’interprétation. Le film met également le pied à l’étrier à un Niels Arestrup alors encore rare au cinéma, intense, imprévisible et effrayant, l’acteur ne cherche certes pas la sympathie, mais laisse une empreinte durable sur le long-métrage, en dépit de son court temps d’apparition à l’écran. Œuvre solide aux qualités formelles non négligeables, dépassant le cadre de la fiction à sujet lourd, potentiellement édifiante, soutenue par une distribution plurielle et sans fausse-note, La Dérobade, est désormais visible dans des conditions optimales. L’édition, outre la bande annonce (ainsi que celle de L’Ombre des châteaux), contient un supplément dense et complet, À la bonne distance, document faisant intervenir Fabienne Vette (comédienne et dernière compagne de Daniel Duval) et Bernard Payan (responsable de programmation à la cinémathèque française). Deux commentaires avisés et riches en anecdotes afin d’approfondir le visionnage, replonger dans les coulisses d’une réalisation légèrement oubliée, pourtant résolument estimable.
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