Dario Argento – « Le Chat à neuf queues »

Dans la trilogie animalière de Dario Argento, L’Oiseau au plumage de cristal se fait avaler, un an après, en 1971, par Le Chat à neuf queues. On peut imaginer, dans la suite logique des choses, les Quatre mouches de velours gris exécuter une danse macabre autour de leur carcasse. Mais si L’Oiseau constitue, par son chant, l’indice décisif pour l’élucidation du mystère —car rappelons-le, c’est au son de son cri sur un enregistrement anonyme du tueur, que l’on doit sa localisation, l’oiseau rare étant enfermé dans un zoo à proximité— ; Le Chat a une valeur plus métaphorique. Dans ce deuxième volet, l’animal n’existe pas en tant que tel, puisqu’il signifie d’abord, au sens littéral, un instrument de torture. Ici, pas de plumage de cristal, mais neuf queues, qui s’avèrent représenter les neuf issues possibles à cette seconde enquête policière. Le titre s’inspire d’ailleurs de celui du roman Cats of Many Tails d’Ellery Queen, dressant une frontière particulièrement ténue entre le giallo, et le polar à la Agatha Christie. Tout commence lorsque Arno, ancien journaliste devenu aveugle, rentre chez lui la nuit en compagnie de sa petite nièce, Lori. Sur les pavés luisants sous les réverbères de la ville, ils marchent tranquillement, la petite fille racontant fièrement à son oncle comment elle a déjoué le mensonge invraisemblable d’un de ses camarades. Mais alors qu’ils longent une voiture garée,  dans laquelle conversent deux hommes, Arno tend l’oreille et pressent qu’un complot se trame. Et en effet, peu après, le gardien d’un l’institut spécialisé dans la recherche génétique se fait cambrioler. Quelques jours plus tard à peine, l’un de ses chercheurs tombe sur les rails d’un train et y perd la vie. C’est le début d’une enquête initiée par Arno et un jeune journaliste, Carlo Giordani, tous deux persuadés qu’il ne s’agit pas là de simples coïncidences.

Un homme aveugle et sa petite nièce, vêtue de rouge, marchent mains dans la mains dans une ville nocturne

Le Chat à neuf queues se fait, par sa scène d’ouverture, le pendant auditif de L’Oiseau au plumage de cristal, dans lequel le protagoniste apercevait, au travers la vitre illuminée d’une galerie d’art, une scène de meurtre. De la lumière éclatante, presque chirurgicale exposant l’agression, on passe dans ce deuxième giallo à un début en nocturne, où le crime se prépare dans l’ombre : il s’agit ici de tendre l’oreille, à défaut de voir —d’une part, il fait nuit, et d’autre part, le protagoniste est aveugle. Nul animal empaillé ou cloitré dans un zoo ou dans une cage, comme dans le premier volet : Le Chat se matérialise dans une métaphore filée de la fuite, course-poursuite infinie, qui s’interrompt brutalement par la chute vertigineuse du tueur dans une cage d’ascenseur, sensation des plus communes des mauvais rêves. Le film prend l’allure d’un cauchemar sans fin, sublimé par l’inquiétante musique d’Ennio Morricone (dans les mêmes tons qu’un Bernard Herrmann), où le mystère grandit, où les scènes sanglantes se succèdent, et où les obstacles s’amoncèlent, laissant les protagonistes en proie à la terreur.

Arno et Giordani au téléphone : Arno tient le combiné et Giordani écoute, d'un air soucieux

Ciné+ Club/©Labrador Films/Seda Spettacoli/Terra-Filmkunst/Transconta SA

D’ailleurs, Dario Argento concluait son autobiographie, Peur, en avançant que « Thriller, horreur, fantastique, terreur, polar, noir…ne sont que des mots que nous utilisons pour désigner nos rêves ». C’est finalement d’abord par ce début du Chat à neuf queues, qui commence dans la nuit, que le spectateur se retrouve plongé au coeur du rêve obscur, où on suit le protagoniste aveugle, Arno, tentant tant bien que mal d’élucider l’intrigue à l’aide de ses autres sens. Dans ce film de l’encombrement, on s’imprègne de cette impression d’un château de cartes que bâtissent  au fur et à mesure les enquêteurs, pouvant s’effondrer à tout moment. Parallèlement, l’intrigue policière se voit sans cesse dénaturée de ses fonctions traditionnelles, comme dans cette scène rocambolesque, où la fille du directeur de l’institut de recherche en génétique, en voiture avec le journaliste Giordani, s’engage dans une conduite effrénée pour semer la police. Toute l’envergure provocatrice de cette course-poursuite traduit la malice du réalisateur, qui jongle avec les codes du polar, comme pour mieux montrer comment jouer avec la peur. Cette peur habite chacun de ses personnages et meut leurs actions, à l’origine de toute la densité narrative du Chat à neuf queues : car c’est finalement le motif de la course-poursuite incessante qui consiste en une source intarissable de tension.

Dans un bureau aux baies vitrées, Arno, Giordani et la petite fille sont occupés à résoudre l'affaire

Prod/©Les Films du Camélia / Labrador Films / Seda Spettacoli / Terra-Filmkunst / Mondial Films

Dans cette folle dynamique du jeu du chat et la souris, le motif le plus approfondi demeure celui de l’œil, et du regard comme parti pris esthétique et narratif. Un motif qui va d’ailleurs progressivement envahir l’œuvre de Dario Argento jusqu’à son sommet, Opera, où l’héroïne (tout comme le protagoniste d’Orange mécanique, qui subit le « traitement Ludovic »), est forcée d’assister à des meurtres, ligotée et bâillonnée, avec des aiguilles sous les yeux pour la forcer à les garder ouverts. Le réalisateur interroge la peur dans l’image, en épuisant le regard et en créant le choc visuel. Entre cet iris écarlate et psychédélique qui ponctue chaque scène de meurtre, ces yeux révulsés des victimes, dont la mort est saisie en caméra subjective, et ce regard fixe et vitreux d’Arno lorsqu’il ôte ses lunettes noires, force est de constater que les yeux habitent Le Chat à neuf queues comme un rappel à la terreur. Ce n’est pas pour rien si Dario Argento a intitulé l’un des chapitres de son autobiographie par « L’œil qui tue », dans lequel il explique qu’il n’a « jamais cessé d’explorer le tourment de celui qui a trop vu ou de celui qui ne se rappelle pas ce qu’il a vu », et qu’il est pour lui « très important que le spectateur voie tout, sans rien lui épargner ». Et en effet, ces yeux nous fixent tout au long du récit policier, comme pour s’assurer que l’on ne serait pas distrait et assurent, en quelque sorte, toute l’unité dramatique.

Par ailleurs, l’un des éléments clés de l’élucidation du mystère repose paradoxalement sur la découverte que fait Arno quant à la photo du journal, montrant l’accident ferroviaire de la seconde victime : il parvient à deviner, grâce à son imagination, le caractère non-accidentel du drame, en demandant à ce que la photo soit imprimée en entier (elle était alors rognée). Des mains anonymes apparaissent sur le côté, comme poussant la victime sur les rails. Une fois de plus, c’est l’image qui est interrogée, dans ce qu’elle recèle : tout ce que l’on voit avec nos yeux n’est pas une garantie de la vérité —procédé qui s’inspire fortement du Blow-Up d’Antonioni, par lequel Dario Argento avoue être fasciné. Ce dernier manie en cela l’indice caché, comme une manière de signifier que « parfois, la solution est sous nos yeux, mais on n’a pas les instruments pour la voir ».

Giordani examine un pendentif trouvé sur le corps d'une victime du tueur, allongée dans son cercueil

Prod/©Les Films du Camélia / Labrador Films / Seda Spettacoli / Terra-Filmkunst / Mondial Films

Le Chat à neuf queues, dans ses allures de cauchemar sans fin, aborde en filigrane la question du mal, en le déclinant sous des formes plus ou moins insolites : de la malédiction essentialiste —car, le film échafaude toute une théorie génétique concernant une anomalie chromosomique, qui serait à l’origine des tendances criminelles chez certains sujets—, au psychotraumatisme, jusqu’à la malédiction formelle, purement narrative. Une dialogue particulièrement révélateur, entre Arno et Giordani, permet une mince fissure du quatrième mur, où, au constat du journaliste, « Il y a là quelque chose de louche », Arno réplique : « N’y a-t-il pas quelque chose de louche dans toute notre existence ? ». Sans compter que, « fishy » en langue originale, rappelle la proie du Chat. Jouant avec les déterminismes et les « successions d’accidents et de coïncidences », le réalisateur instigue ici un véritable manifeste métaphysique sur la nature des événements criminels, de ses auteurs, et du cauchemar existentiel.

Giordani, blessé et portant des bandages, est dans un lit avec la fille du directeur de l'institut de recherche en génétique

Prod/©Les Films du Camélia / Labrador Films / Seda Spettacoli / Terra-Filmkunst / Mondial Films

C’est sans compter l’idée diffuse que la mort ne représente jamais une fin en soi, comme le traduit habilement cette séquence nocturne dans un cimetière, où les deux protagonistes enquêteurs pénètrent dans un tombeau : au contraire, la mort semble jalonner l’intrigue comme un amoncèlement d’indices, toujours menant à une piste nouvelle. La véritable fin apparaît lors du réveil, dans cette chute brutale et interminable dans la cage de l’ascenseur, qui signe l’achèvement de cette nuit peuplée de cauchemars. Et on en ressort avec tout l’étourdissement d’avoir vécu une expérience déroutante, pleine de mystère et de fantasme.

Le Chat à neuf queues bénéficie en cette fin d’année 2022 d’une nouvelle restauration 4K, disponible dans un coffret Collector Blu-Ray en édition limitée incluant six longs-métrages de Dario Argento (L’Oiseau au plumage de cristal, Profondo Rosso, Phenomena, Ténèbres, Opera) ainsi qu’un livre de 252 pages écrit par Olivier Père.

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A propos de Eléonore VIGIER

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