Premier volet de la trilogie animalière (suivi du Chat à neuf queues et de Quatre mouches de velours gris), L’Oiseau au plumage de cristal dessine une enquête policière haute en couleurs, s’inscrivant dans la lignée du « maître du suspense ». Entre cinéma d’épouvante et érotisme, il inaugure le giallo italien des années 1970, genre que l’on doit d’abord au réalisateur Mario Bava avec son sketch Le Téléphone dans Trois visages de la Peur (1963), mais surtout Six femmes pour l’assassin (1963), dont l’atmosphère à la fois sensuelle et lugubre, empreinte de fantasme et proche du fantastique, assurera la postérité du genre. Tout premier long métrage de Dario Argento, L’Oiseau au plumage de cristal ouvre la voie à un florilège de titres insolites, faits d’associations étranges entre les chats rouges, les iguanes à la langue de feu et autres tarentules au ventre noir. Lui-même s’en amuse d’ailleurs dans son autobiographie, Peur. Dans ce premier film, il est question de Sam Dalmas, écrivain italo-américain, en voyage à Rome avec sa compagne et en quête d’inspiration. Après avoir rédigé une étude sur les caractéristiques des oiseaux rares, il prépare son retour aux Etats-Unis. Mais une nuit, en rentrant chez lui, il surprend, à travers la vitre d’une galerie d’art, un homme tentant d’égorger une femme avec un couteau, avant de disparaître. Bondissant pour porter secours à la victime, Sam se retrouve piégé entre les deux portes automatiques vitrées de la galerie, ne pouvant alors qu’être le spectateur de la scène de meurtre. Cet événement traumatisant le pousse à enquêter personnellement sur l’affaire du mystérieux tueur, qui s’avère être récidiviste.
Suivant la trame classique du thriller psychologique, le premier long métrage de Dario Argento peut d’abord se vivre sous l’angle de l’enquête policière, au suspense magistralement échafaudé : entre courses-poursuites, red herrings, indices disséminés ça et là, l’intrigue se déploie pour tenir en haleine un spectateur plongé dans la crainte et le mystère du tueur en cavale. Formellement, la palette de couleurs flamboyantes et électriques, ainsi que les plans en caméra subjective, rendent le film d’autant plus spectaculaire, et propre à susciter la terreur. Cette première scène particulièrement impressionnante du protagoniste piégé derrière la vitre, faisant face à la scène de crime sans pouvoir agir, se fait finalement le miroir du spectateur de cinéma, devant se soumettre au suspense et à toute l’imprévisibilité du récit policier. Mise en abyme du quatrième mur, cette baie vitrée se teinte d’un propos audacieux : l’agression à laquelle Sam vient d’assister est-elle…une œuvre d’art ? Plusieurs éléments semblent par ailleurs aller dans ce sens, tant dans le point de vue adopté que dans la sensualité de l’image et sa colorimétrie. Plus de vingt ans avant Le syndrome de Stendhal, Dario Argento explorait déjà, dans cette toute première réalisation, la portée de l’art sur l’individu et comment la perversion peut s’y frayer insidieusement un chemin.
Dans sa mise en scène, et sa manière de filmer les lieux, L’Oiseau au plumage de cristal façonne un regard d’une subjectivité qui tourne au vertige : ces espaces vides, qui s’étirent tout en longueur, aux couleurs électriques et où les vitres appellent à un incessant jeu de miroirs, ces escaliers qui s’engouffrent dans des sous-sols sans fin, ces portes qui en appellent d’autres à l’infini…Saisi par des réminiscences des déserts urbains abstraits de L’Eclipse d’Antonioni, et des ombres de De Chirico, on se surprend aussi à penser au Playtime de Tati, par moments, avec cette caméra architecturale où l’homme surgit parfois en tout petit, en bas à gauche de l’écran, et où règne le jeu des faux semblants. Un jeu souvent d’ailleurs à l’origine d’un ressort comique : ainsi, lorsque Sam croit repérer le tueur à gages au t-shirt jaune qui le poursuivait, la caméra dévoile en fait sur une foule d’ouvriers vêtus de jaune, comme pour mieux narguer l’enquêteur. Red herring par excellence, cette scène nous ferait presque entendre le rire d’un Dario Argento derrière sa caméra.
Ce premier film, avec toute l’originalité narrative, mais surtout stylistique qu’il propose, multiplie les clins d’œil hitchcockiens. Des ciseaux que la compagne de Sam attrape, dans l’espoir de se défendre face au tueur, qui rappellent Le crime était presque parfait, aux escaliers filmés en plongée comme dans Vertigo, en passant par la taxidermie (Les Oiseaux, L’homme qui en savait trop, Psychose). D’ailleurs, il est amusant de savoir que l’acteur Reggie Nalder, croisé par hasard par le réalisateur à Rome, a accepté de jouer un tueur à gages dans L’Oiseau au plumage de cristal, comme il l’avait déjà fait auparavant dans L’homme qui en savait trop (pourrait-on d’ailleurs envisager le titre L’Oiseau qui en savait trop ?). Les références s’enchaînent comme un hommage au « maître du suspense », mais sans jamais tomber dans l’allusion perpétuelle et poussive, dénuée d’intérêt. La maîtrise formelle et narrative du film de Dario Argento suffit à en faire une création singulière et originale à tous points de vue.
Visages figés dans l’effroi, jeux d’ombres et de lumière, caméra subjective qui se confond dans un labyrinthe de regards, mais gantées anonymes du tueur qui agrippent la gorge de ses victimes, sang qui gicle et teinte le cadre d’écarlate, tout dans ce thriller psychologique participe à donner vie au cauchemar. La réalisation convoque sans cesse une impression diffuse de vertige —tant par le récit policier, aux indices qui s’agglutinent et aux fausses pistes engagées, que par le sentiment d’étrangeté émanant de l’image. Le mystère et l’angoisse que provoque la présence de cet énigmatique criminel récidiviste se propagent dans chaque plan, et tout particulièrement dans ces espaces nus, aux couleurs et à la lumière froides, à l’allure d’un rêve lynchien. C’est sans doute en partie cette intensité chromatique froide à l’œuvre qui entretient ce sentiment de cauchemar. Le thème de l’enfermement y est également pour quelque chose : que ce soit dès le début, lorsque le protagoniste se retrouve piégé comme dans un aquarium, ou ces oiseaux empaillés derrière les vitrines, ou encore les chats en cage du peintre que rencontre Sam, suite à la découverte d’un de ses mystérieux tableaux —représentant l’agression d’une femme— apparemment vendu au meurtrier. Au-delà de la peinture d’une certaine perversion humaine, qui ne semble pas être réservé au tueur, ce motif participe grandement à la création du cauchemar, dans lequel les protagonistes se meuvent tant bien que mal, souvent empêtrés dans leurs tentatives de fuites, et soumis au vertige de l’enquête policière. La scène de la galerie d’art n’est pas sans rappeler la terreur du mauvais rêve, au sein duquel le sujet ne peut qu’assister à l’horreur sans pouvoir y remédier.
Le film de Dario Argento, s’il maîtrise la création d’images oniriques et effrayantes, ne tend pas pour autant vers un sentiment d’aliénation, en ce qu’il orchestre une sensualité qui pourrait parfois nous arracher un frisson. Ces mains gantées de noir qui effleurent la peau de ses victimes, ses gestes qui exécutent une sorte de danse macabre avant le crime, ce sang qui jaillit de la gorge et ces yeux révulsés, ont quelque chose de terriblement sensuel. la silhouette et les mains gantées du tueur ne sont d’ailleurs autres que celles de Dario Argento. Ce dernier confie avoir voulu réaliser un film « où tout était rêve, dans lequel une fille, suivie par le tueur, fuit par les escaliers de son immeuble et à cause d’une minuterie se retrouve plongée dans les ténèbres. Elle hurle, mais —comme dans un cauchemar et comme dans les terreurs infantiles— personne ne l’entend. » Le meurtre y subit un traitement particulier, en ce qu’il est filmé comme une scène érotique —procédé qui s’intensifie d’ailleurs dans le giallo des années 1970. A noter que, alors que la majorité des giallos de cette époque sont empreints de conservatisme et de misogynie, le cinéaste italien fait ici preuve d’un regard particulièrement progressiste, militant pour les minorités sexuelles, et notamment contre les discriminations homophobes et transphobes. Dans une séquence dévoilant les suspects de l’investigation policière, est accusé à tort un personnage travesti, forcément identifié, sans scrupules par les enquêteurs, à un déviant pervers. Très vite écarté de l’affaire, ce sont finalement ses accusateurs qui sont tournés en ridicule par la caméra de Dario Argento, traduisant la modernité militante de son point de vue. De Quatre mouches de Velours gris à son dernier film Occhali Neri, c’est finalement dans toute sa filmographie que l’on assiste à la finesse de son observation et à son engagement.
Thriller psychologique et érotique sondant la psyché meurtrière, L’Oiseau au plumage de cristal s’inscrit dans une veine psychanalytique, qui trouve sa singularité en se démarquant de tout surréalisme, où le rêve et l’inconscient se confondraient avec le réel sans le moindre contour. Ici, il s’agit d’un récit ayant pour point d’enclave le traumatisme : entre flash-backs, tics de langage et pulsions meurtrières, le film de Dario Argento tisse une trame narrative à plusieurs niveaux, où s’entremêlent l’enquête policière et l’enquête psychanalytique. En cela, le film fait preuve d’une grande modernité. Sous couvert d’un thriller, c’est la psyché humaine qui est sondée, un peu comme dans La maison du Docteur Edwardes de Hitchcock ou les films de Buñuel. Mais à la différence de leur surréalisme assumé, ici, on est plongé directement au coeur du cauchemar, sans interruptions abruptes d’images de l’inconscient, où le sens ne figurerait pas de manière apparente. Tout se passe dans un réel empreint d’inquiétante étrangeté : certains plans se rapprochent du fantastique, avec ces vitres, ces ombres et ces couleurs froides, mais sont raccrochés au réel par la présence de l’investigation policière. Dans son autobiographie, Peur, le réalisateur italien parlait de vouloir « faire un film avec une forme onirique, où le protagoniste traverserait une ville pendant la nuit —Rome, même si elle n’est jamais nommée expressément—, où domine le blanc, les structures en pavés de verre, puis tout d’un coup il se trouve précipité dans une situation onirique, fortement symbolique ».
Le thème de l’enfermement propre au cauchemar, avec ce cadre zoologique —le film se passe en partie autour d’un institut de sciences naturelles—, mène à s’interroger quant à ce motif animalier récurrent dans les enquêtes policières : en quoi la performance (artistique ?) autour de l’animal a-t-elle un lien avec le meurtre ? Les animaux empaillés, exhibés derrière des vitrines à la manière de trophées, laissent penser à une volonté perverse de maîtrise sur la vie : une fois tués, ces animaux revivent sous la forme d’objets d’étude ou d’art. Ou alors, ici dans le film de Dario Argento, ils sont maintenus à l’intérieur de zoos pour la contemplation de ses spectateurs, ou encore, dévorés machinalement, par ce peintre qui garde ses chats en cage pour les engraisser —signe de virilité, selon la philosophe Elizabeth de Fontenay. L’Oiseau au plumage de cristal pourrait suggérer par son titre, une allure de fable anthropomorphique : il n’en est rien. C’est d’ailleurs un leurre parmi d’autres, à l’instar des multiples fausses pistes policières. Pourtant, cet oiseau rare se fait finalement l’indice décisif de l’enquête, et le qualificatif de son plumage se fait en effet la cristallisation du mystère élucidé.
La photographie, et l’art dans une plus large perspective, occupent un rôle essentiel dans le film, tant par sa qualité d’indice pour le spectateur, que par sa destructivité. Tout comme dans le Blow-Up d’Antonioni (où le protagoniste n’est pas photographe mais écrivain), l’image est manipulée à l’extrême pour tenter d’y trouver le sens —s’il existe. Dario Argento poursuit cette thématique au fil de son œuvre, qui trouve son apogée dans Profondo Rosso (1975). Ainsi, le tableau représentant l’agression d’une femme devient la ligne de mire pour les enquêteurs, tournant à l’obsession pour Sam qui ne cesse de l’examiner sous tous ses angles, dans l’espoir d’y trouver la réponse. Les scènes de meurtre peuvent également se voir sous la forme d’une photographie qui se révèle, où le sang renvoie à la lumière rouge d’une chambre noire. Ainsi, tout le travail de l’enquête dépasse l’intrigue et s’engage déjà dès les premiers plans : au fond, la quête de vérité s’envisage aussi dans l’observation de l’image elle-même. L’Oiseau au plumage de cristal nous évoque en cela le syndrome de Stendhal, dans la mesure où il y a omniprésence de l’art, en tant que criminel, aussi bien dans la thématique que formellement : que ce soit la scène de meurtre dans la galerie d’art, le tableau de la scène morbide, Sam qui manque de se faire tuer par une sculpture…Dario Argento signe une enquête absolue, avec un vertigineux nombre de niveaux de lecture : d’abord par son pur récit d’investigation policière, puis par le cheminement du traumatisme dans la psyché humaine, mais aussi par la manipulation de l’image et du désir d’y trouver la vérité. Bien que s’achevant sur une résolution finale, L’Oiseau au plumage de cristal fait assurément partie de ces films qui n’auront jamais cessé de résonner en nous.
L’Oiseau au plumage de cristal bénéficie en cette fin d’année 2022 d’une nouvelle restauration 4K, disponible dans un coffret Collector Blu-Ray en édition limitée incluant six longs-métrages de Dario Argento (Le Chat à neuf queues, Profondo Rosso, Ténèbres, Phenomena, Opera) ainsi qu’un livre de 252 pages écrit par Olivier Père.
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