Film de la rupture entre Dario Argento et une partie de ses admirateurs, Phenomena a souvent été perçu comme le début d’une décadence bien qu’il ait fini par être assez réhabilité ces vingt dernières années. Au-delà du jugement critique, il faut bien constater des changements évident d’approches chez le cinéaste. Après les accueils moins grand public de Inferno et Ténèbres, Phenomena, d’un point de vue seulement scénaristique, fait déjà le choix d’œuvrer dans un fantastique plus franc : l’héroïne, la plus jeune du cinéaste, y est cette-fois elle-même explicitement dotée de pouvoirs surnaturels. S’inscrivant dans la lignée de personnages vus à cette période chez Stephen King dans Carrie et Charlie (Firestarter) elle rappelle aussi la figure de Regan, l’héroïne de The Exorcist revisitée dans The Heretic de Boorman. Premier film où le réalisateur maîtrise la production de bout en bout, Phenomena est aussi nourri pas une bande originale en forme de compilation qui, en sus des titres des Goblin et Simonetti, propose une ouverture à un large éventail d’artistes metals et hards-rocks alors en vogue : cet aspect vaudra d’ailleurs au film l’une de ses controverses, notamment celle de céder aux sirènes du mercantilisme « MTV » pratiqué par les productions hollywoodiennes de l’époque en recherches de « hits » (alors que le film pense évidemment narrativement chaque musique employée et absolument pas comme un placage commercial).
On peut envisager qu’avec son précédent ,Ténèbres, Argento se livrait à une brutale et définitive introspection sur le cinéaste vu comme « Puppet Master » géant. Ce qu’au fond Argento s’était plu à être depuis son début de sa carrière : un cinéaste brillant mais aussi enclin à certaines démonstrations théoriques et psychanalytiques. Du travail sur des concepts avant tout même si le sensoriel et l’expérimental y sont de mises, et de nombreuses brèches et impuretés présentes. Phenomena opte pour sa part pour un certain panthéisme (ce qui peut expliquer son grand succès au Japon), et aussi pour une réelle humilité dans la vision de cette adolescente psychiquement en contact avec ce vaste « réseau » animal des insectes. L’humain est au cœur d’une nature qui le dépasse, même si ce dernier y reste fondamentalement connecté. Le caractère du film est plus ouvert et contemplatif, moins liés au seul retour de l’ inconscient.
L’intérêt du film pour le somnambulisme et la figure déambulatoire plutôt que pour une enquête et un jeu d’énigmes va de pair avec une progression narrative plus circulaire et in fine brutale : pas de labyrinthe mental ni d’architectures complexes, c’est un au-delà du miroir débouchant sur un chaos pur qui guide la fausse néo-Alice qu’est Jennifer Corvino. Argento s’est inspiré des complaintes de sa propre fille pour créer ce personnage d’ enfant d’une star de cinéma invisible à l’écran, se retrouvant abonnée aux pensionnats de luxe et laissée à elle-même dans sa solitude : auprès des adultes et de ses pairs. A ce titre, on pourra aussi juger que le cinéaste est dans sa caractérisation nettement plus humain, esquissant un portrait touchant et plus compassionnel de ses protagonistes. Le monologue souvenir déprimant sur noël livré par Jennifer, livré la même année que celui du personnage de Phoebe Cates dans Gremlins, est éloquent, tout comme l’amitié qui naît entre l’héroïne et le personnage de Donald Pleasance, premier avatar aussi d’une certaine mélancolie du genre chez Argento. Cette figure de scientifique cloué en fauteuil, fortement dépendant de son amitié pour son chimpanzé domestique, est particulièrement touchante, Argento mettant en scène entre lui et Jennifer une rencontre de deux solitudes, jamais paternaliste.
Pour autant une hargne s’exprime encore dans ce film qui est aussi l’expression du désarroi familial de son auteur, alors en plein divorce, ce marasme s’incarnant dans un surmoi monstrueux. Les sorts réservés à Fiore Argento et Daria Nicolodi laissent évoquer une étrange catharsis pour la tribu Argento d’alors (pour l’anecdote c’est Asia Argento qui fait aussi la voix de Paulo, l’enfant monstre à la fin du film). On ne saura jamais vraiment ce qui qui a abouti à ce tournant dans l’œuvre du réalisateur et son inspiration : un versant autobiographique, des difficultés à mener certains projets (le troisième volet des mater)? Cette inspiration entre « futurisme » et « nazisme » dont Phenomena possède encore l’écho dans ses contours ? Des frustrations nombreuses ?
Au cœur des années 80, Phenomena reste un trip poétique, écologique et morbide qui garde tout son charme envoûtant et mystérieux : on est en droit de penser que le cinéaste y gagne en métaphysique, abandonne une certaine distanciation, même si c’est au prix d’un style plus implacable. Un prix à payer qui aboutit peut-être au film le plus beau et essentiel de son auteur.
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