La vie criminelle d’Archibald Cruz débute par une étrange scène, iconoclaste, matrice de tout le récit : un petit garçon, Archibald donc, découvre en même temps le sexe et la mort. L’élément déclencheur est une boite à musique, génératrice des pulsions inavouables d’Archibald, qui tentera durant toute sa vie, de réitérer ce souvenir érotico-morbide de l’enfance en essayant, en vain, d’assouvir ses désirs de meurtres. Il ne franchira jamais l’interdit, s’autopersuadant seulement d’être un assassin. De façon détournée, Ténèbres se présente comme une variation transgressive et démonstrative du film de Luis Buñuel, transformant un fétichiste nourri pas ses rêves déviants en un criminel psychopathe. Sans dévoiler les ressorts d’une intrigue aussi tordue que logique, reprenant à son compte une célèbre phrase de Sherlock Holmes dans Le Chien de Baskerville, Ténèbres épouse les motifs freudiens et la structure du récit du cinéaste espagnol, en déplaçant les curseurs, transformant un trauma en une impossible guérison, illustré par une ritournelle enfantine, décalque de la comptine de la boite à musique. La différence entre les deux films se déploie par l’impitoyable noirceur du regard de Dario Argento qui refuse toute forme de rédemption possible à ses personnages.

Rendez-vous avec le maître de l'horreur, Dario Argento !

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L’ouverture est éloquente, scandée par la musique agressive des Goblin, disco-rock entêtant, Une voix off lit ses mots du dernier roman à succès de l’écrivain Peter Neal, Ténèbres : « L’impulsion était devenue irrésistible. Il n’y avait qu’une seule réponse à la rage qui le torturait. Ainsi il commit son premier meurtre ». Une manière d’immerger le spectateur dans un univers moderne, ancré dans le réel, loin des frasques baroques et sublimes des précédentes merveilles du cinéaste, Suspiria et Inferno. Cet univers, teinté de dérision, engage un dialogue avec ses fans, un éloge de la lumière du jour, du soleil aveuglant, alors que son titre laisse présager le contraire. Ténèbres constitue en quelque sorte le premier pas d’Argento vers le réel avant que toute sa dernière période tant décriée ne poursuive, cette confession du cinéaste dans son rapport à la modernité, à son époque.

Dario Argento s’empare à nouveau du giallo, huit ans après Profondo Rosso, livrant un de ses films les plus personnels, semi-autoportrait glaçant et sardonique, désacralisant le statut de l’artiste, toujours en-dessous des œuvres qu’il crée. La parallèle, de l’ordre du fantasme masochiste, entre le cinéaste et l’écrivain, Peter Neal, est évident, même s’il s’agit davantage d’une posture théorique. Ce dernier, écrivain de polar, est invité à Rome à l’occasion de la sortie de son best-seller, Ténèbres. Dès son arrivée, une série de meurtres est commise dans l’entourage de l’écrivain, l’impliquant directement. Les victimes des femmes dans un premier temps, sauvagement assassinées à l’arme blanche, ingurgitent les pages du roman. Le « serial killer » reprend à son compte la misogynie de l’écrivain soulevée par une de ses amie journaliste. Argento place son film du côté de la frustration, qui feint une détestation des femmes, pour mieux révéler la dimension pessimiste du projet. La femme, cet obscur objet du désir, selon Buñuel devient le réceptacle de la haine des hommes. Elle apparait à l’écran sous des traits peu enviables, caricature de tout ce qui attire et révulse le male ordinaire : la pin-up, la lesbienne, la nymphe, la coincée. Les femmes sont catégorisées sous l’œil tranchant d’Argento qui flatte la misogynie ordinaire et parfois inconsciente qui sommeil en nous, pour révéler une vérité éclatante, celle d’un monde où les hommes perdent du terrain, où ils ne maîtrisent plus leur domination, leur pulsion scopiques au sein d’une société en pleine mutation au début des années 80.

Test du Blu-Ray Ténèbres de Dario Argento

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Dario Argento filme au rasoir un monde décadent où les rapports hommes/femmes sont viciés, pourris de l’intérieur. (Cela ne s’arrangera ni avec Phenomena, ni avec Opera) Il ne sauve finalement personne, pousse la logique de son jeu de massacre jusqu’au bout en éliminant un à un tous les protagonistes et antagonistes jusqu’à une fin anthologique. Au départ, Ténèbres est sans doute un œuvre totalement cathartique. Argento y libère d’abord le trauma provoqué quelques années auparavant par ce harcèlement téléphonique d’un fan de Suspiria, déclarant son admiration avant de vouloir le tuer. C’est aussi l’occasion pour lui de régler ses comptes avec les critiques lui reprochant tant de sexisme et de violence à l’écran. Les journalistes disaient d’Argento que pour réaliser des films comme ça il fallait soit même être capable de tuer. Soit, il les prendra au mot, non sans avoir installé un premier tueur : un journaliste. Cet humour, qui n’a jamais explosé avec si grande violence et une si grande absurdité que dans Ténèbres y trahit un pessimisme total, l’idée d’un monde contaminé, où l’extrême lumière habille les ténèbres de l’âme. La mort ici résonne régulièrement comme un éclat de rire du destin, une ultime ironie, comme en témoigne celle de l’impresario se vantant de ne jamais perdre son chapeau, et le laissant échapper par terre dans un ultime râle, une fois poignardé. Seule une séquence vient interférer avec ce ton, tout droit sortie d’une tragédie, y compris dans sa symbolique du destin, lorsqu’une jeune femme poursuivie par un chien, se réfugie par hasard dans la maison du tueur, passant d’un piège à l’autre. Elle constitue d’ailleurs l’une des rares scènes nocturnes du film. Dans la nuit, on ne sourit plus. L’auteur de L’oiseau au plumage de cristal a créé de toute pièce une forme de dystopie « mentale » où tout est régie par la méfiance de l’autre et l’impossible communication. Michelangelo Antonioni n’est pas loin, l’empathie en moins. La référence n’est pas hasardeuse. Ténèbres est tourné dans les mêmes décors urbains que LEclipse, vingt ans après. Il y a règne toujours cette forme de désolation, ce no man’s land qui n’incite plus à l’errance mais à la peur, à l’angoisse permanente d’y laisser sa peau. Luciano Tovoli, le chef opérateur, a délaissé les délires chromatiques de Suspiria pour une photographie clinique, presque en noir et blanc, tâché régulièrement par des effusions de sang rouge vif ou l’éclat des chaussures à talon de la même couleur. Les décors urbains de Ténèbres, dans un style postmoderne typique des années 80, avec ses villas à l’architecture complexe mais clinquante, reflète l’espace mental de la superficialité des rapports humains. Les meurtres, sublimés par un découpage précis d’une inventivité scénographique à la fois intuitive et réfléchie, rythment le film à la manière d’une comédie musicale, avec comme point d’orgue le double crime des lesbiennes, où le maniérisme du cinéaste laisse percer une émotion par la seule présence d’un long plan séquence abstrait et vertigineux, dominé par une dimension quasi picturale.

Test du Blu-Ray Ténèbres de Dario Argento

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Dans cette gigantesque farce, éloge de l’esthétique de la mort, Dario Argento semble adhérer à l’idée que seul l’art importe. En pur démiurge, il crée des images insensées, associées à la perte de la vie, instant précis où l’art s’épanoui : l’ex-femme de l’écrivain se fait trancher le bras à coup de hache et asperge le mur blanc de sang, comme un Pollock jetterait de la peinture sur une toile, allégorie géniale de la profession de foi d’un artiste aussi instinctif que cérébral.

La vie criminelle d’Archibald Cruz se clôt par une note lumineuse, mais teintée d’humour, où Cruz épargne un insecte alors que dans Ténèbres, l’art contemporain proclame sa victoire sur l’artiste-assassin en le poignardant, ultime pirouette, de ce giallo souvent mal-aimé, mais jubilatoire et complexe qui ne cesse d’affirmer sa puissance formelle et narrative au fil du temps.

Ténèbres bénéficie en cette fin d’année 2022 d’une nouvelle restauration 4K, disponible dans un coffret Collector Blu-Ray en édition limitée incluant six longs-métrages de Dario Argento (L’Oiseau au plumage de cristal, Le Chat à neuf queues, Profondo Rosso, Phenomena, Opera) ainsi qu’un livre de 252 pages écrit par Olivier Père.

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