Spider (2002) est un cas à part dans la carrière de David Cronenberg. Oeuvre souvent oubliée, sans conteste sous-estimée, ce film s’avère un virage aussi étrange que déterminant dans la trajectoire du travail du maître du body horror, tout à la fois rupture dans la mesure où la mise en doute du réel ne passe plus par la carnation des protagonistes mais par l’état mental de son personnage principal, et perpétuation d’un discours sur la perturbation du monde ne se matérialisant plus, certes, par la corporéité mais par le remodelage littéral du monde sensible et de sa vérité influencé par la question du point de vue, donc des choix de narration. Si le rapport au corps du cinéma de Cronenberg aboutissait jusque-là à une mise en scène de la somatisation (à de rares exceptions près, dont M. Butterfly [1993] est la plus patente), le corps mis à l’épreuve reflétait les troubles psychiques de personnages empreints d’une profonde douleur mélancolique, et ceci exemplairement dans des œuvres majeures comme Chromosome 3 [The Brood, 1979] ou La Mouche [The Fly, 1986]), Spider change la donne en faisant de la narration elle-même, moins éclatée que dérangée, le reflet de l’aliénation d’un personnage auquel on ne peut accorder aucune confiance mais prenant tout de même en charge la tenue du récit. Pour résumer, si Cronenberg n’a cessé de filmer la somatisation d’un corps malade, il rend le processus plus abstrait et théorique puisque le corps mutant, ici, est le film lui-même sur lequel déteint son protagoniste.

Un être hors du monde (R. Fiennes) (©Metropolitan Film & Video)

La caractérisation de Dennis Cleg, surnommé Spider par sa mère lorsqu’il était enfant (interprété adulte par Ralph Fiennes, habité, dans l’une des prestations les plus impressionnantes de sa carrière pourtant conséquente en interprétations majeures), le situe d’emblée, dès le premier plan du film, isolé du réel : un train entre en gare ; les passagers en descendent petit à petit et remontent le quai dans le mouvement inverse d’une caméra en travelling avançant, elle, vers l’arrière du train ; invisible aux yeux des personnes déjà parties, Dennis sort de son wagon, seul au sein d’un monde par sa simple présence déréalisé, rendu impalpable par son allure gauche, ses marmonnements indistincts, ses vêtements beiges et vert-de-gris en faisant un être hors-temps, presque obsolète, semblant de rien avoir à faire ici. La suite de la séquence est à l’avenant : Dennis retourne dans son quartier d’enfance, aux immeubles désaffectés, aux fenêtres emmurées, ne croisant aucune âme qui vive si ce n’est dans la pension pour personnes aliénées que tient Madame Wilkinson (Lynn Redgrave) et dans laquelle Spider va être hébergé. Car Dennis Cleg est schizophrène, n’a aucune maîtrise du monde qui l’entoure. Il est littéralement hors du monde, ce que la mise en scène de l’ouverture du film laissait euphémiquement subodorer.

Ce retour au bercail, ou tout du moins dans le quartier où il vécut enfant, lui permet de se pencher sur son obsession : la mort de sa mère, tuée par son père (Gabriel Byrne) et remplacée par une fille de joie du pub du coin, Yvonne. Le simple fait de faire interpréter la mère de Spider et celle qui la supplée dans la foyer par le même actrice, Miranda Richardson (qui prendra également en charge un troisième rôle dans le film), mène à une incarnation de la folie du personnage de Dennis, faisant de toutes les femmes qu’il rencontre la même personne portant le visage de son traumatisme, renvoyant également à la dualité des corps fascinant le cinéma de Cronenberg depuis longtemps (les deux jumeaux interprétés par le même Jeremy Irons dans Faux-semblants [Dead Ringers, 1988] en sont les exemples les plus flagrants). A ceci s’ajoute, à l’inverse, la multiplication des corps incarnant le même personnage, Spider adulte cotoyant son passé et, donc, son double enfant (interprété par le saisissant Bradley Hall) dans une sorte de dispositif spéculaire où la cohabitation du même (Spider) et du différent (son enfance remodelé par la mémoire, donc littéralement une projection de lui) prend des allures concrètes.

La mort de la mère (G. Byrne, R. Fiennes, M. Richardson) (©Metropolitan Film & Video)

Par la multiplication des corps pour le même personnage ou du corps dupliqué qui en incarne plusieurs, David Cronenberg semble s’amuser à, justement, les désincarner, à faire de la chair et du monde dans lequel elle s’ébat une sorte de virtualité vertigineusement opaque finalement pas si éloigné des mondes progressivement insondables de Vidéodrome (Videodrome, 1983) ou d’eXistenZ (1999), à ceci près que Dennis Cleg ne change pas explicitement d’univers. Le réel et son interface illusoire étaient auparavant séparés par une frontière marquée ; dans Spider, la réalité se module d’elle-même, faisant du réel sa propre interface, espace flou dans lequel rien ne semble ni concret ni abstrait (la quête de Dennis, bien qu’influencée par son esprit malade, repose bel et bien sur cet événement tangible qu’est la mort de sa mère). Les visites de son passé par le personnage schizophrène, espionnant par là même sa propre vie, créant des indices aussi factices que distordus par la force de sa maladie, s’avèrent de ce point de vue assez troublantes, faisant de Dennis un corps concret, inscrit dans l’espace (jusqu’à la pinte de bière qui lui est servie dans le pub, à laquelle il ne touchera cependant pas…), tout autant qu’une sorte de fantôme itinérant que personne ne remarque vraiment, auquel personne ne parle et que personne ne semble voir. Un être transparent dans un espace qui ressemble moins au passé qu’à son reflet : les images semblent réelles, elles ne montrent finalement que son apparence inversée. De ce point de vue, par cette place donnée aux corps et aux espaces incertains, réels et virtuels, David Cronenberg ne crée-t–il pas avec Spider la plus parfaite définition filmique de la distorsion mnémonique ?

Présence invisible (G. Byrne, R. Fiennes, B. Hall) (©Metropolitan Film & Video)

Nous aurons compris que le récit de Spider résulte du traumatisme d’un enfant qui, bien qu’ayant physiquement grandi, n’est jamais vraiment devenu adulte ; mais de quel traumatisme parle-t-on ? La fausse piste serait de croire que la recherche de la vérité sur la mort de la mère de Dennis, arc narratif guidant la quête du personnage, importe au premier chef ; cette enquête ne fait finalement que parachever la dimension « érotique » primodiale d’un film qui transpire la sexualité par tous les pores, mais ceux d’un corps encore une fois incertain, empreint de déréalisation. Difficile de trouver moins érotique que Dennis Cleg, corps désexualisé par la caractérisation du personnage et l’interprétation qu’en fait Ralph Fiennes ; si Spider glisse la main dans son pantalon, ceci dès la scène d’ouverture, c’est pour en extirper ses effets les plus précieux dissimulés dans une chaussette, l’entrejambes faisant office de lieu sécurisé et inviolable. De même, la femme devient une simple notion, voire une essentialisation dans l’esprit du personnage, toutes celles l’entourant possédant la même incarnation, le corps et le visage de Miranda Richardson, qui interprète la mère avant d’interpréter les deux autres occurrences féminines. La « désérotisation » du schizophrène semble alors paradoxalement provenir d’une « sur-érotisation » : celle qu’il projette sur sa matrice. Là se trouve sûrement la place-charnière de Spider dans l’oeuvre cronenbergien : rarement le cinéaste canadien, depuis toujours passionné par la démarche psychanalytique, ne s’était fait aussi explicitement freudien.

Une mère érotisée (R. Fiennes, M. Richardson, B. Hall) (©Metropolitan Film & Video)

Deux moments contiennent en eux les clés du film, immense tempête fantasmatique dans un crâne perturbé. Le premier d’entre eux, apparemment anecdotique, montre Yvonne, la fille de joie qui remplacera sa mère dans le foyer Cleg, dévoilant un sein lourd au petit Dennis venu au pub à la recherche de son père, à la fois subjugué et saisi d’effroi devant la vulgarité ostensible de cette femme triviale (la scène de masturbation du père qui suivra, et sa façon désinvolte de se débarrasser de la semence dans un canal d’un geste de la main, sera l’apogée de cette caractérisation) qui avait cependant le même visage que la figure maternelle (mais toutes les images provenant de l’esprit dérangé de Spider, Yvonne avait-elle vraiment ce visage ? Le personnage, par le truchement de Cronenberg lui-même, n’a-t-il pas collé ici le faciès de sa mère afin de, justement, l’érotiser ?). Ce court passage importe en ce sens où ce rapport au corps sera le seul auquel Dennis aura affaire durant tout le film, se protégeant même du sien propre en s’acharnant à porter plusieurs couches de vêtements. Le second moment important se déroule dans le petit pavillon des Cleg ; la mère, soumise au père, pleurant dans la cuisine après avoir été rudoyée, consolée par son enfant, déclare alors son amour apparemment éternel pour cet homme pourtant brutal et sans attention, provoquant alors la fuite d’un garçon qui ne reverra jamais sa mère, remplacée par une Autre qui est aussi la Même en plus grossière, plus vulgaire, plus épaisse. Yvonne, extension dégradée de Mrs. Cleg, peut être perçue comme une allégorie de la déception de Spider envers le seul amour de sa vie, déception qui mènera au pire.

Les liens distendus de la mémoire (R. Fiennes) (©Metropolitan Film & Video)

De ce fait, la dimension profondément tragique de Spider, fondé sur un complexe de Jocaste inversé, émane de cet érotisme impossible. L’érotique cronenbergienne se fonde par ailleurs de façon générale sur une forme d’anti-érotisme d’une sexualité fantasmée, virtuelle (la pénétration du corps n’ayant pour seule fin que de brancher le pod dans eXistenZ), nécessitant divers artefacts désincarnés (les instruments de chirurgie de Faux-semblants ; les carcasses de voitures accidentées dans Crash…) menant à une sexualité inutile (les accouchements sans procéation de Chromosome 3) ou littéralement stérilisée (le BDSM de Faux-semblants où Claire [Genevieve Bujold], femme inféconde, se fait attacher par son amant avec des ligatures médicales renvoyant à un appareil génital lui-même ligaturé ; les cicatrices comme organes sexuelles dans Crash…), stérilité que Spider reconduit lui-même à sa façon (le pantalon-coffre-fort ; le sperme négligemment balancé dans les eaux froides du canal londonien…).

Abandonnant la violence faite à la chair et s’immergeant dans une dimension psychanalytique voire psychiatrique dans laquelle il ne s’était jamais aussi profondément aventuré, David Cronenberg fait donc œuvre de rupture tout en creusant obstinément les grands motifs de son cinéma et de sa conception ontologique du monde. Point de bascule du cinéma cronenbergien annonçant la suite d’une filmographie à la fois plus « classique » et plus abstraite (d’aucuns diront à tort déroutante voire sans inspiration en ce qui concerne ses dernières réalisations), Spider restera comme le chef-d’oeuvre discret et éminemment influent des années 2000 dans la filmographie du cinéaste canadien.

Outre le film, cette nouvelle édition de Spider, édité en Blu-ray par Metropolitan Film & Video, contient :

– Commentaire audio de David Cronenberg (VOST)
– Interview de David Cronenberg et des acteurs (14′)
– Court-métrage : « Caméra » David Cronenberg (2000, 6′)
– Anatomie d’une scène (13′)
– Master class de David Cronenberg (2002, 35′)
– Bandes-annonces

© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).

A propos de Michaël Delavaud

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.