Éternellement rattaché dans l’inconscient collectif aux fresques majestueuses en Cinémascope et aux moissons d’Oscars (sept pour Lawrence d’Arabie et Le Pont de la rivière Kwaï, cinq pour Le Docteur Jivago), David Lean a pourtant débuté bien loin des studios hollywoodiens. Citoyen anglais ayant d’abord œuvré en tant que monteur, aux côtés de Michael Powell et Anthony Asquitch, notamment, il débute sa carrière de réalisateur en signant Ceux qui servent en mer, en collaboration avec Noël Coward. S’ensuivent des comédies fantastiques (L’Esprit s’amuse, Heureux mortels), des mélodrames (Brève rencontre) et un diptyque adapté de Charles Dickens (Les Grandes espérances et Oliver Twist), avant qu’il ne jette son dévolu sur un scénario de Terence Rattigan : Le Mur du son. Le dramaturge, auteur entre autres de L’Honneur des Winslow (porté à l’écran par un autre homme de théâtre, David Mamet), s’y intéresse aux tentatives de l’armée de l’air Britannique pour dépasser la vitesse du son à bord de leurs avions à réaction révolutionnaires, et ce, avant leurs concurrents américains. Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, Tony (Nigel Patrick), un pilote émérite de la Royal Air Force, est chargé par John Ridgefield (Ralph Richardson), industriel dans l’aéronautique et père de sa fiancée, Susan (Ann Todd), de tester son nouveau modèle de chasseur top-secret et ainsi, repousser les limites de l’aviation. La sortie du film en combo Blu-Ray / DVD dans la collection Make My Day ! de Studio Canal, est l’occasion de saluer une nouvelle fois les choix éditoriaux irréprochables de ces éditions supervisées par l’inévitable Jean-Baptiste Thoret.
Récit de conquête par excellence, The Sound Barrier dresse le portrait d’une époque où tout était encore possible. Au fil des décennies, le septième art, et Hollywood en particulier, fera de l’inconnu, un danger, une menace (en témoigne le grand courant réactionnaire des films catastrophe, fustigeant la volonté des hommes de devenir l’égal de Dieu). Durant les années 50 et 60, les progrès technologiques et scientifiques repoussent les limites de la connaissance et du possible, entraînant une vague de fascination des spectateurs pour les découvertes (la série Star Trek en est un parfait exemple). Ici, la vitesse du son est un rêve caressé par John, une chimère abstraite qui, si elle a été théorisée (comme en témoigne la scène où il explique son fonctionnement à l’aide d’une règle en fer), demeure une inconnue dans la pratique et dans les faits. À cela s’ajoute la dimension quasiment mystique, spirituelle, de cette quête, le milliardaire n’oublie pas de mentionner l’hostilité de la religion envers l’aviation. Lors d’un dialogue avec sa fille, cette dernière lui demande si cet exploit serait un bien pour la race humaine, ce qui pousse l’entrepreneur à déclarer « Tout dépend d’elle ». Le mur métaphorique est alors la dernière frontière à dépasser avant l’espace, l’homme s’élève dans les cieux dans une recherche mythologique quitte à s’y brûler les ailes. L’avenir et les possibilités qu’offrent ces avancés, rejoignent les contes antiques que David Lean évoque à travers les statues grecques qui dominent certains plans durant une séquence de vol, ou encore le nom du prototype supersonique, le Prometheus. Le titan légendaire sera d’ailleurs évoqué par un grand admirateur du cinéaste, Ridley Scott, qui en fera le titre de son prequel d’Alien riche en références à Lawrence d’Arabie. Pour Bertrand Tavernier, qui intervient en bonus dans un long entretien, les héros du Mur du son partagent d’ailleurs la même obsession que Thomas Edward Lawrence, pour eux, l’aventure consiste à aller au-delà de l’horizon, encore et encore. Le réalisateur illustre cette thématique récurrente dès le premier plan, en filmant une mer calme et un ciel que parcourt un pilote casse-cou sous le regard de soldats admiratifs, postés près de la carcasse d’un avion allemand. En une séquence, il pose ainsi le contexte historique de son long-métrage (fin de la Seconde Guerre mondiale, rivalité États-Unis / Grande-Bretagne), bien qu’il réécrive les faits d’une manière chauvine (le premier pilote à franchir la vitesse du son, Chuck Yeager, était américain, comme le filmera Philip Kaufman dans L’Étoffe des Héros) et préfère ainsi la force de la fiction à la véracité forcenée. Car la foi du metteur en scène demeure avant tout dans l’image et sa puissance évocatrice.
Perfectionniste et minutieux, David Lean s’est entouré de pilotes et de spécialistes en aéronautique afin de préparer son film, consignant un journal de recherche détaillé afin de coller au plus près de la réalité (bien que certains spectateurs pointilleux aient noté çà et là, quelques inexactitudes techniques). Il met un point d’honneur à rendre les scènes de voltiges les plus vraisemblables possible. Il refuse ainsi l’utilisation de maquettes et de transparence, favorise le tournage dans des conditions réelles (beaucoup de gros plans sur les visages d’acteurs à bord d’avions en vol), rendant le monde minuscule face à l’immensité du ciel. Supervisées par son assistant, Anthony Squire (qui travaillera par la suite sur certaines aventures de James Bond), ces séquences vertigineuses démontrent la capacité de l’auteur du Docteur Jivago à créer du spectaculaire par sa science du cadre et la rythmique presque musicale de son montage. Ainsi, pour illustrer la puissance du prototype, il filme le blé se couchant à son passage au-dessus d’un champ, des rochers déplacés par le souffle du réacteur, ou, usant de métaphores, il s’attarde sur un rapace qui plonge en piquet sur sa proie. Le projet top secret est révélé par le son, un bruit assourdissant que Tony reconnaît immédiatement, avant qu’il n’assiste à un essai où la caméra longe la turbine avant de s’attarder sur les visages ébahis des spectateurs présents. Aidé par deux collaborateurs qu’il retrouvera sur Le Pont de la rivière Kwaï, Malcolm Arnold, qui signe une bande-originale symphonique inspiré de Rachmaninov, et le directeur photo Jack Hildyard, le cinéaste se révèle précurseur d’un genre. En effet, du vol-test inaugural (dont on retrouve les échos dans l’introduction du récent First Man) aux montées de tensions au sein de la tour de contrôle (difficile de ne pas penser au fameux « Houston, nous avons un problème » d’Apollo 13), le metteur en scène condense déjà avec efficacité tous les passages obligés des futurs films de conquête spatiale. Pourtant, Le Mur du son ne se repose pas sur le spectacle grandiloquent de la prouesse militaire et scientifique. Bertrand Tavernier revient en détails sur le rapport de Lean à la violence et à l’héroïsme. D’obédience Quacker, le réalisateur rejette toute apologie de la brutalité, préférant l’exhalation du dépassement de soi à la construction propagandiste d’une figure d’homme providentiel (comme les films de guerre hollywoodiens les affectionnent). Ici, le protagoniste (incarné par un Nigel Patrick tout en décontraction) n’est qu’un maillon dans la chaîne du processus de développement, le héros importe peu, seul l’exploit accompli compte réellement. Malgré cela, le long-métrage met un point d’honneur à aborder une facette plus intime et personnelle, un versant qui constitue le cœur même de son récit.
Au centre de ces avancées technologiques et de cette bataille militaro-industrielle, il y a un quatuor qui se déchire, se défie, et apprend à s’apprivoiser : John, Tony, Susan (Ann Todd était alors la compagne de Lean, qui l’avait faite tourner dans Madeleine, deux ans auparavant) et son frère Christopher (Denholm Elliott). Le patriarche est un mogul omnipotent et craint de tous, sorte de Charles Foster Kane vivant reclus dans son immense demeure, que les trois autres personnages cherchent à impressionner, son fils en premier lieu. Retardant son arrivée, le metteur en scène ne cadre que son bras dans un premier temps, renforçant son aura mystérieuse et irréelle. Dur, autoritaire et réactionnaire (bien que ses recherches soient tournées vers l’avenir), il exclut ses propres enfants de ses affaires, poussant son garçon à chercher à tout prix le moyen d’attirer son attention, de le rendre fier, tout en faisant de son gendre, son descendant spirituel (ce dernier l’appelle d’ailleurs « papa »). Il est constamment en quête d’un ailleurs, d’un nouveau but, négligeant ainsi les siens, presque malgré lui. Durant les séquences familiales très bien dialoguées, le réalisateur coupe très peu ses plans, prenant le temps de saisir les regards et les gestes retranscrivant ces tensions. Assez intimiste, même dans ses pics d’action, le film offre de vrais moments de décalages, comme Susan s’émerveillant sur le calme apaisant du ciel alors qu’un terrible crash est en train d’avoir lieu, ou encore échangeant des banalités avec son père pour masquer leur stress et leur angoisse dans un ultime moment en commun. Le personnage interprété par Ralph Richardson, qui masque ses passions, ses émotions, et se cache dans son bureau pour écouter à distance la tentative d’exploit, véritable aboutissement de sa carrière, n’est pas sans évoquer David Lean lui-même. Réservé, timide, voire mutique selon ses proches, il mettait un peu de lui dans tous ses personnages, qu’ils soient un aventurier britannique amoureux du désert, un officier faisant d’un pont, l’œuvre d’une vie, ou un industriel désirant repousser les limites de la science, pour que l’Homme continue de rêver.
Studio Canal et Make My Day ! proposent un master Blu-Ray inédit, dans une édition agrémentée de nombreux bonus parmi lesquels une courte introduction du passionnant Jean-Baptiste Thoret et une interview d’époque de David Lean par Maureen Pryor, étonnamment directe et franche, délestée de toute langue de bois.
Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez Studio Canal.
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