David Mamet – «Engrenages (House of Games)» (1987)

Véritable exemple vivant de l’interconnexion entre théâtre et septième art, David Mamet fait partie des auteurs ayant marqué de leur empreinte le cinéma américain contemporain. De Sexual Perversity in Chicago (1974), sa pièce qui fut adaptée à deux reprises au cinéma, sous le titre About Last Night, en 1986 (par Edward Zwick) puis en 2014, à Edmond (1982), dont Stuart Gordon offrit une excellente déclinaison cinématographique en 2005, portée par la prestation fiévreuse de William H. Macy (grand fidèle du dramaturge), son œuvre, baignée dans des ambiances poisseuses et des récits de manipulations, n’a de cesse de traverser les médias et les formes artistiques. Après avoir signé deux scénarios au début des années 80 (le remake du Facteur Sonne Toujours Deux Fois de Bob Rafelson en 1981 et Le Verdict de Sidney Lumet en 1982), l’année 1987 marque un tournant dans sa carrière, avec le succès des Incorruptibles de Brian De Palma (dont il signe le script) et son passage derrière la caméra avec le thriller Engrenages. Ce film, désormais disponible chez ESC Éditions en Blu-Ray et DVD, suit l’histoire de Margaret Ford (Lindsay Crouse, alors épouse du scénariste/réalisateur), une célèbre psychiatre qui, pour venir en aide à l’un de ses patients endetté, pénètre le monde du jeu clandestin. Fascinée par ce nouvel environnement, elle prend rapidement goût à cet univers d’arnaqueurs et d’escrocs…

HOUSE OF GAMES © 1987 Orion Pictures Corporation. ESC Editions 2018. Tous droits réservés

Les apparences, et les nombreux mensonges que celles-ci peuvent renfermer, obsessions de l’œuvre de David Mamet aussi bien dans ses pièces que dans ses scénarios (comme en témoigne la mythique scène dinterrogatoire musclé administré par Sean Connery dans Les Incorruptibles), sont au centre du récit. Il présente ainsi son héroïne à travers son portrait sur la quatrième de couverture du livre quelle a écrit, permettant à une passante, qui tient louvrage en main, de la reconnaître dans la rue et de lui demander un autographe. La protagoniste nest donc pas introduite sous son « vrai visage » mais grâce à une photographie (un cliché probablement mis en scène ou retouché) ainsi quau travers de son statut de célébrité (Ford est très médiatisée), par le prisme de ce quelle veut bien afficher en tant que personnage public. L’omniprésence des reflets et différents miroirs présents dans le film, rejoint cette idée d’images altérées, les réflexions donnant à voir les choses et les êtres tout en offrant une représentation déformée de la réalité. L’auteur utilise sa science du dialogue (ici les échanges sont vifs, rythmés, quasi « musicaux ») afin de divulguer la vérité de la pensée derrière les mots. Ainsi, les différents lapsus de Margaret (« pression » employé à la place de « passion ») révèlent ses tourments intérieurs et ses doutes profonds. Sous ses atours de femme professionnelle et passionnée par son travail, se cache une personne rigide et guindée, ne sachant pas jouir de la vie, et ne demandant qu’à se libérer. Ces assonances, ces jeux de langage, sont à rapprocher du concept de « geste qui trahit » quenseigne lescroc Mike (très bon Joe Mantegna, acteur fétiche du cinéaste) à la psychiatre. Au cœur dune arnaque, dune partie de poker, mais aussi au sein dun film, dune pièce de théâtre ou même dune séance de psychanalyse, le joueur/spectateur/docteur doit être à l’affût du moindre détail afin de percer le mystère, de pénétrer la surface trompeuse. Le secret entoure notamment le cercle de jeu, la fameuse « house of games » du titre original, le réalisateur choisissant de représenter ce tripot comme coupé du monde, semblable à une zone trouble, hors de la réalité, constamment baignée dans une nuit noire au milieu d’une rue déserte. Lorsque Margaret y entre pour la première fois, la lourde porte (la première dune longue série présente dans le film) se referme delle-même derrière elle, elle se retrouve symboliquement prisonnière de cet univers. La récurrence des zones dombre, et des pièces verrouillées amène même Mathieu Macheret (journaliste au Monde), dans le très bon entretien Engrenages : Instinct et Manipulation présent en bonus, à rapprocher le film du Secret Derrière la Porte de Fritz Lang, et de son manoir à la chambre interdite, et de linscrire, ainsi, dans la grande tradition de la fiction psychanalytique hollywoodienne. La porte qui masque, qui renferme un secret et les clefs (dune cellule de prison, dune chambre d’hôtel…) permettant dy accéder, sont à l’image des « trucs », des astuces que Mike enseigne au docteur Ford. Cest à ce mensonge, à ce simulacre, quelle prend peu à peu goût, découvrant le plaisir de la duperie, la jouissance de tromper mais aussi la douleur d’être trompée. Habituée à fouiller lesprit de ses patients, à être spectatrice, réceptacle de leur parole afin d’y déceler la vérité, elle apprend (en sortant de son cabinet et en agissant au lieu d’être passive) à mentir, à créer lillusion, à mesure quelle plonge au cœur de ce monde de jeu et, évidemment, de mise en scène.

HOUSE OF GAMES © 1987 Orion Pictures Corporation. ESC Editions 2018. Tous droits réservés

Fort de son expérience dans le théâtre, David Mamet évite les pièges du film de scénariste et construit une mise en scène précise et efficace, symbole du jeu de dupes que représente son script. Ainsi, Engrenages ne se repose pas uniquement sur ses dialogues brillants, mais se révèle un formidable « film de gestes ». Des tics dun joueur que Margaret doit interpréter, à un simple bouton de chemiser détaché avant un rendez-vous, chaque signe, chaque mimique, devient un indice, voire un révélateur de la personnalité des protagonistes. Souvent, le cinéaste façonne le suspense, la tension en canalisant laction autour dun conflit entre deux personnages dans une pièce, comme un retour aux sources de lart qui a fait sa renommée, sans pour autant tomber (la plupart du temps) dans une forme de théâtre filmé. Une simple partie de poker est ainsi résumée à de gros plans sur les cartes, les jetons et les mains des participants, invitant le spectateur (à l’instar de l’héroïne) à un jeu où il doit scruter le moindre frémissement, sous peine de rater le « truc », le fameux « geste qui trahit ». Baignée dans une lumière en clair-obscur (mise en valeur par le très beau master proposé par ESC), cette séquence résume à elle seule la très efficace mécanique du long-métrage. Le danger représenté à l’écran par une arme à feu, dissimule la clef de larnaque, en réalité un banal et inoffensif pistolet à eau, trahissant la supercherie, pour celui qui y prête attention. Une fois le secret révélé, lillusion disparaît et les personnages/acteurs se lèvent, les lumières se rallument, et chacun sort de son rôle. Comme une allégorie théâtrale, les escrocs dans les rôles du metteur en scène et des comédiens, la victime dans celui du spectateur berné. Ainsi, le personnage de Mantegna est introduit dans la pénombre lors de sa première apparition, dévoilant lentement son visage en même temps quil apprend à la psychiatre, ses habitudes de menteur, darnaqueur. Là encore, les apparences se révèlent en même temps que la vérité se masque. Plus Mike (et Mamet à travers lui) expose au Dr. Ford (et au spectateur), les secrets de ses combines, plus la certitude de connaître les rouages sinstalle dans lesprit de la jeune femme, détournant ainsi son attention. Pourtant, en plongeant (volontairement ou non) dans ce simulacre, cest la personnalité profonde de la protagoniste qui ressurgit, vivant enfin une expérience jouissive bien que dangereuse. Grisée par lexcitation, elle baisse sa garde et passe à côté de la réalité du piège qui se referme implacablement sur elle. Les faux-semblants comme invitation à se perdre dans les mensonges dun récit afin de se laisser berner et y prendre du plaisir, une donnée indispensable à toute œuvre dart, des planches de Broadway, aux plateaux dHollywood en somme.

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A propos de Jean-François DICKELI

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