Actif en tant que réalisateur depuis 1946 et la sortie de The Verdict, Don Siegel a marqué les années 50 avec des œuvres rudes et âpres telles que L’Invasion des profanateurs de sépultures ou Les Révoltés de la cellule 11. Il s’est bâti un statut de solide artisan, avec une certaine appétence pour la violence et les héros virils. Cette dimension, le cinéaste s’amusera à la tordre et la prendre à contre-pied avec brio tout au long de sa carrière, en témoigne le soldat blessé et symboliquement émasculé des Proies. En 1959, il réalise pour Columbia (sous le nom de Donald Siegel) Edge of Eternity, un curieux polar qui tend à mêler ses obsessions sous des atours moins brutaux qu’à l’accoutumée, en imposant un protagoniste à mille lieux de la caricature masculiniste que l’on a voulu prêter à Harry Callaghan. On y suit Les Martin, shérif-adjoint d’une petite ville, chargé d’une étrange enquête de meurtre liée à la famille Kendon, propriétaire des mines de la région. Le long-métrage, devenu assez rare au fil du temps, est désormais disponible en Blu-Ray chez les Britanniques d’Indicator Powerhouse. Le moment est donc venu de se pencher en détail sur cet opus encore trop méconnu, même par les aficionados du metteur en scène. 

© Columbia Pictures

L’ouverture du film introduit une approche en trompe-l’œil. Cadré sous tous les angles possibles, le Grand Canyon, clairement évoqué dans le titre français (Le Secret du Grand Canyon), se retrouve d’emblée au centre de l’intrigue. Surtout, les innombrables plans majestueux sur le site écrasé par un soleil brûlant, dans une recherche évidente de gigantisme cinégénique, ancrent l’intrigue dans un décorum de western caniculaire. L’irruption d’une voiture fonçant à toute vitesse au cœur de ce panorama sans âge surprend alors et prend à revers les attentes du spectateur. Siegel s’amuse dès lors à remodeler les codes du genre en les modernisant. Ainsi, le héros campé par Cornel Wilde (La Proie nue, Péché mortel), shérif d’une ville suspendue dans le temps, est ramené à son statut de pure icône du « Old West ». Il est un cowboy solitaire qui tente tant bien que mal de faire régner la justice dans une bourgade, elle aussi prisonnière du passé. Edge of Eternity dépeint une cité minière figée, subissant de plein fouet la désertification industrielle. Ses habitants, symboles de l’Amérique profonde, fonctionnent encore selon des codes ancestraux. Visiblement peu intéressé par les ressors de son intrigue criminelle, le cinéaste s’attarde sur prend le soin de filmer la vie quotidienne des figures locales. Les complots financiers qui émaillent le long-métrage créent ainsi une dichotomie entre des ruraux régis par des valeurs séculaires et l’ombre du capitalisme triomphant de l’après-guerre. Évitant toute théorisation et fidèle à ses thématiques, le metteur en scène emballe le tout avec le talent et le savoir-faire qu’on lui connaît, se jouant même des limites de son projet.

© Columbia Pictures

Loin des œuvres les plus sombres du cinéaste, Edge of Eternity s’impose comme un polar relativement léger. Sa durée ramassée trahit l’amour de son auteur pour les séries B efficaces et sans fioritures. Lors de nombreuses séquences, celui-ci s’essaie même aux tropes de la comédie romantique, avec son héros célibataire et maladroit, presque un loser passif qui subit les événements. Il orchestre parfaitement les révélations et retournements de situation, et opte en outre pour une forme certes sèche, mais aux audaces visuelles surprenantes. Ainsi, une course poursuite à flanc de corniche se compose d’une successions de plans d’insert sur une pédale d’accélérateur ou un compteur de vitesse, fruit du travail du monteur de Shock Corridor, entre autres, Jerome thoms. Un meurtre filmé en vue subjective, ou l’utilisation décalée de la musique, dans une visée postmoderne, lors d’une montée de tension, dénotent d’une inventivité inattendue et précurseure. Celui que Quentin Tarantino qualifie de « chirurgien » de la violence, concocte en outre quelques scènes d’une brutalité sans merci. De l’assassinant introductif dénué de tout dialogue, à ce cadavre perçu au travers d’un reflet, la mort surgit de la manière la plus froide possible. Siegel aime filmer les coups, les exécutions, il s’attarde ainsi longuement sur un corps tombant dans un précipice, ne détournant jamais le regard jusqu’à l’impact. Bien que proche d’une forme de désinvolture de façade, le long-métrage n’en oublie pas d’être spectaculaire à de nombreuses reprises, que ce soit via le traitement des paysages ou son hallucinante cascade finale, sur un duel à bord d’une nacelle suspendue dans le vide. S’il n’est pas une pièce maîtresse de la filmographie de Don Siegel, Edge of Eternity n’en demeure pas moins le pur produit d’une filmographie qui a, à elle seule, façonné tout un pan du cinéma américain. 

Suppléments :

Comme toujours, Indicator Powerhouse a garni cette édition Blu-Ray limitée à 3000 exemplaires d’une batterie de suppléments. Un commentaire audio, assuré par le professeur Joseph A. Ney, deux documentaires (Into the Canyon, Closer to the Edge) signés par l’auteur José Arroyo ainsi qu’un troisième, de l’académicien Stephen Morgan, consacré à l’actrice Victoria Shaw sont au programme. Un livret de 36 pages écrit par Peter Cowie complète le tableau. 

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A propos de Jean-François DICKELI

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