Douglas Sirk – « Des filles disparaissent » (« Lured ») (1947) / Joseph Losey – « Les Criminels » (« The Criminal ») (1960)

Depuis maintenant plus de quatre ans, et la sortie dAux frontières de laube de Kathryn Bigelow, la collection de Studiocanal Make My Day !, initiée par Jean-Baptiste Thoret, fait le bonheur des cinéphiles français. Les doubles programmes concoctés par le critique ont démis à lhonneur, entre autres, des premiers longs-métrages de réalisateurs hexagonaux (France société anonyme dAlain Corneau et Hitler… connais pas de Bertrand Blier), de lhorreur british (And Soon the Darkness / Fright), du poliziottesco (Le Conseiller / Napoli Spara), des inédits transalpins (Miracle à litalienne / Le Futur est femme)… Cest désormais au polar que Make My Day ! consacre un nouveau combo Blu-Ray / DVD. Rien de moins quun duo dimmenses cinéastes, Douglas Sirk et Joseph Losey, qui signent deux films noirs sortis juste avant quils nentrent dans la phase la plus célébrée de leurs carrières (les mélos américains pour lun, les drames anglais pour lautre). Des profils différents mais qui partagent quelques points communs, notamment leur statut dexilés ayant fui leur pays dorigine pour échapper au nazisme ou à la chasse aux sorcières orchestrée par le sénateur McCarthy. En découlent des œuvres efficaces qui contiennent en leur sein les prémices de leurs obsessions et de leurs styles respectifs.

Des filles disparaissent (Lured) de Douglas Sirk (1947)

Vénéré à travers le monde pour ses mélodrames bouleversants (All I Desire, Tout ce que le ciel permet), devenu une référence pour des réalisateurs tels que Todd Haynes et son Loin du Paradis, Sirk connut une foisonnante carrière avant de donner ses lettres de noblesse au genre. Né Hans Detlef Sierck, il débute en tant que metteur en scène au théâtre avant de rentrer de plain-pied dans le septième art. Outre-Rhin, il tourne une dizaine de longs-métrages (parmi lesquels La Fille des marais ou La Habanera) avant que le parti nazi, arrivé au pouvoir en 1933, ne le menace directement, le poussant à fuir trois ans plus tard. Il se réfugie en France, puis en Italie, avant de finalement rejoindre les Etats-Unis où il entame une seconde phase de sa filmographie. Ironiquement, cest avec Hitlers Madman que le cinéaste (désormais rebaptisé Douglas Sirk) fait ses premiers pas à Hollywood. Sa rencontre avec George Sanders (interprète de Rebecca, Eve, LAventure de Mme Muir) à loccasion de LAveu quil tourne en 1944, marque un tournant décisif. Les deux hommes ne se quittent plus et enchaînent sur Scandale à Paris, avant de se retrouver une troisième fois pour un remake du film français Pièges, réalisé par Robert Siodmak, qui avait lui aussi fui son Allemagne natale. Leo Rosten (qui retrouvera le réalisateur dans la foulée pour Sleep My Love) est chargé d’adapter le scénario original de Jacques Companeez (Casque dor, Les Bas-fonds), Ernst Neubach (sous le pseudonyme d’Ernest Neuville) et Simon Gantillon. Des filles disparaissent (Lured dans sa version originale) suit Sandra Carpenter (Lucille Ball), une danseuse poussée à collaborer avec la police, suite à la disparition de nombreuses jeunes femmes. Loin d’être une anomalie, le polar introduit certains thèmes chers à son auteur, dune manière insidieuse et subtile.

(Des filles disparaissent – copyright Studiocanal)

Pur produit de studio, Des filles disparaissent prend les atours du thriller classique, tel quHollywood les affectionnait alors. Laction a beau être transposée à Londres, les codes du genre sont respectés et Douglas Sirk en profite pour sessayer à des audaces formelles et narratives bienvenues. Ainsi, les indices ne se dévoilent que par le médium de l’écriture. Les disparitions sont révélées aux spectateurs par l’intermédiaire de Unes de journaux, lidentité du tueur apparaît sur une note manuscrite, et ce dernier rencontre ses victimes par le biais de petites annonces avant de communiquer à la police ses méfaits via des poèmes baudelairiens. Des strophes mystérieuses qui préfigurent le code indéchiffrable cher au tueur du Zodiac qui sévira trente ans plus tard et que David Fincher immortalisera sur grand écran. Le faisceau d’une torche qui éclaire les noms inscrits sur les murs de brique du générique était un avant-goût, tout nest ici question que d’obstruction et de divulgation. Ainsi, le réalisateur n’hésite pas à user d’une ellipse métaphorique lors de la séquence d’introduction. La rencontre du meurtrier (qui restera toujours caché, simplement réduit à une silhouette, une ombre) avec sa première victime est éclipsée par un crieur portant l’affiche d’une pièce de théâtre ironiquement intitulée Meurtre à Soho. Les crimes demeurent hors-champ, simplement induits par le montage de John M. Foley, qui retrouvera plus tard Lucille Ball à la télévision (Lucy Gets Lucky, entre autres). Les effets visuels et trucages optiques du chef opérateur William H. Daniels (The Shop Around the Corner, Winchester 73) renforcent la sensation de malaise indicible, à linstar du jeu sur les perspectives nettes, ou cette lettre projetée au mur devant lequel se placent les inspecteurs, ainsi littéralement plongés dans lesprit du maniaque.

(Des filles disparaissent – copyright Studiocanal)

Bien que foncièrement attaché à son appartenance au film noir, le long-métrage se situe, en réalité, au carrefour de plusieurs courants. Plus encore, lenquête semble désintéresser Douglas Sirk, qui préfère au suspense et à la résolution du mystère, les rapports troubles et ambigus quentretiennent les personnages. Les fausses pistes ont beau se multiplier, le coupable est rapidement démasqué pour peu que lon soit un minimum perspicace et, bien que centré autour de policiers usant de méthodes à la pointe de la technologie, un certain sentiment de dé-vu affleure. Le scénario multiplie les poncifs et relève de lintrigue générique, à linstar du tueur qui utilise le pseudonyme commun de John. En revanche, la relation qui se tisse entre Sandra Carpenter (elle aussi une expatriée, Américaine ayant posé ses bagages à Londres) et le suspect Robert Fleming (incarné par George Sanders) cristallise toute lattention du cinéaste. Dans son introduction, Jean-Baptiste Thoret revient sur la place du mélodrame dans sa filmographie, qui na in fine tourné ses œuvres les plus célèbres que sur une très courte période durant la décennie 50. Ici, les liens amoureux faussent le jugement, et linterrogatoire final, retour aux codes du polar traditionnel, demeure imprégné de la romance qui sous-tend toute la tension de cette scène. Le critique remarque à juste titre, que les différents genres que Des filles disparaissent aborde se retrouvent littéralement incarnés à l’écran par des personnages définis. Lors de linvestigation, une succession de saynètes dévoile de nombreux hommes qui, chacun à leur manière, font basculer le film de la comédie légère (grâce aux excellents dialogues dont le running-gag des mots-croisés est un exemple parfait) à l’épouvante gothique. Acmé de cette approche, la rencontre avec Charles van Druten, couturier has been incarné par le légendaire Boris Karloff, qui vit dans un manoir gothique entouré de brume, envahi de poussière et de toiles daraignée, où le temps est comme arrêté. Bloqué dans un passé fastueux, il organise des réceptions de mannequins inanimés au cours dune longue et émouvante séquence, probablement la plus belle de Lured.

(Des filles disparaissent – copyright Studiocanal)

Au cœur du long-métrage, réside un élément inattendu et précurseur, le personnage de Sandra, héroïne campée par une Lucille Ball pas encore intronisée « Queen of télévision » suite aux innombrables séries et téléfilms quelle tourne entre les années 50 et 80. La jeune femme, dabord présentée comme un archétype frivole et sexy, devient la véritable enquêtrice, parvenant à résoudre un mystère qui fait piétiner même les plus grands détectives de Scotland Yards. Bien que sa beauté soit initialement considérée comme un appât parfait, elle révèle des talents dinvestigatrice (sa mémoire photographique hors normes) et une faculté dadaptation qui lui permettent de revêtir tous les costumes et dinterpréter tous les rôles. De la lolita candide à la femme fatale, elle répond ainsi, en apparence, aux désirs des hommes quelle rencontre. A contrario, linspecteur, pourtant expérimenté, qui lui sert de chaperon, se montre aussi mal à laise au cœur dune soirée guindée que dans les cloaques londoniens. Sandra, elle, se fond dans tous les décors et attire la convoitise de tous les « les » quelle croise, faisant deux, une galerie de coupables potentiels. Les femmes ne sont perçues par la société que comme des trophées, des signes extérieurs de réussite. Même Robert Fleming nest pas en reste. Businessman charmeur, il considère la séduction comme une relation capitaliste où tout nest quoffre et demande. Comble de cette approche, un trafic d’êtres humains qui constitue lune des intrigues secondaires, finit de renforcer le parti pris féministe de Des filles disparaissent, film au charme suranné mais néanmoins surprenant par bien des aspects.

Les Criminels (The Criminal) de Joseph Losey (1960)

1952, Joseph Losey, déauteur de cinq longs-métrages, dont Le Garçon aux cheveux verts ou M, remake de M le maudit, tourne son nouveau projet en Italie (Un Homme à détruire) lorsquil apprend sa condamnation par le House Committee on Un-American Activities. Blacklisté et contraint de quitter ses Etats-Unis natals pour cause de proximité avec des idéaux communistes, cest en Angleterre quil trouve asile et reprend ses activités de réalisateur sous le pseudonyme dAlec C. Snowden dans un premier temps. En 1960, après la sortie de LEnquête de linspecteur Morgan, pour lequel il croise pour la première fois la route de son acteur fétiche, Stanley Baker, il sintéresse à un script signé Jimmy Sangster (Frankenstein sest échappé, Le Cauchemar de Dracula), un temps porté par Hammer Films et intitulé The Criminal. Le cinéaste nest pas convaincu par le scénario et engage Alun Owen, à la plume sur A Hard Days Night, afin de réécrire le tout. Lintrigue suit le parcours de Johnny Bannion (Baker), un Irlandais spécialiste des cambriolages de haut vol. Après avoir passé plusieurs années derrière les barreaux, il décide de monter le plus gros coup de sa carrière. Après le hors-série Monsieur Klein, la collection senrichit donc dun nouveau film de Losey, loccasion de se pencher sur cette œuvre profondément sombre qui préfigure les cultes The Servant ou Accident.

(Les Criminels – copyright Studiocanal)

Si le réalisateur sempare à la fois du thriller carcéral et du drame criminel, cest pour mieux en tordre les tropes respectifs afin den offrir une vision personnelle, prosaïque et désenchantée. Aidé par la magnifique photo noir et blanc signée Robert Krasker (chef-opérateur du Troisième homme ou de Brève rencontre), il multiplie les effets visuels signifiants, tordant par instants le réalisme ambiant. Il dévoile ainsi un personnage à travers un kaléidoscope, ou illustre la transmission dune information via une bouche cadrée dans un judas de porte de cellule. Samusant dune censure moins stricte que le code Hays américain, il fait mine d’écarter pudiquement sa caméra pour mieux filmer une jeune femme nue dans un reflet. Le film nhésite pas à prendre son public à rebrousse-poil, le casse en lui-même intervenant ainsi assez tôt dans le métrage et ne donnant pas lieu au climax anxiogène attendu. Le plan est longuement décrit (formidable scène où les voyous se tournent le dos pour manigancer) mais son exécution demeure hors-champ. Jean-Baptiste Thoret, qui définit The Criminal comme un croisement entre Le Trou et L’Ultime razzia, remarque à juste titre, que toute poussée de violence se retrouve sciemment biffée, cachée aux yeux du spectateur. Ce nest pas tant de montrer la brutalité inhérente à la vie dun gangster qui intéresse le réalisateur, que de ramener cette existence marginale vers une pure normalité. Les hors-la-loi sont ainsi enfermés dans des carcans libéraux comme le reste de la société. La mafia n’est quune organisation capitaliste, régie par la loi du marché, que le héros, criminel à lancienne, ne comprend pas, ou, tout du moins, ne comprend plus. Olivier Père, dans son entretien présent en bonus, dresse un pont entre le long-métrage et Le Point de non-retour de John Boorman. Dans les deux œuvres, tout nest affaire que de discussion, de marchandage, de transactions, et ici, les bandits délivrent même des devis afin de planifier des évasions. Une approche anti-glamour du milieu, comme un reflet déformé de l’évolution du monde du cinéma. Les studios sont alors rachetés par des trusts, des investisseurs qui nont plus rien à voir avec les moguls passionnés dautrefois. Johnny serait alors un alter ego du metteur en scène, perdu dans un univers qui lui est désormais étranger, idée qui rend la conclusion (superbe séquence dans la neige, page blanche où tout est encore à écrire) encore plus poignante.

(Les Criminels – copyright Studiocanal)

Bannion nest pourtant pas présenté comme un personnage attachant ou sympathique. Froid, calculateur, égoïste, il est en outre odieux avec ses compagnes. Fort dun succès certain auprès de la gent féminine, il cultive un rapport narcissique à son corps et à son image, en témoigne cette scène où, à peine sorti de prison, il se presse pour bronzer sous une lampe à UV. Cette existence, faite de casses et de séjours derrière les barreaux, serait alors une métaphore de la carrière de Joseph Losey. Condamné par une corporation déshumanisée et dépersonnifiée (on ne verra jamais qui est à sa tête), le protagoniste tente dexister, dexercer ses talents hors des carcans, en vain. Thoret fait remarquer que le titre original (The Criminal au singulier) fait plus sens que son pluriel hexagonal, tant le scénario semble isoler cet homme en rupture avec son environnement. Au tournant des années 50, le metteur en scène est lui aussi prêt à reprendre sa carrière à zéro, user de méthodes de gangster (fuir son pays, se créer une fausse identité) afin d’éviter d’être réduit au silence. Incarné par un formidable Stanley Baxter, qui jouera dans Eva ou Accident (mais également dans Le Venin de la peur), le héros est une figure tragique, aussi détestable que charismatique, qui se retrouve totalement impuissant, dépendant de forces qui le dépassent, et dont la liberté nest déquun lointain souvenir. Les geôles demeurent le milieu naturel de Johnny, le seul endroit dont il connaît les règles et au sein duquel il a sa vie en main. La prison nest pourtant rien dautre quune société comme un autre, gérée par une organisation étatique corrompue et dévolue à une hiérarchie de castes immuable, tel ce parrain mafieux interprété par Grégoire Aslan (Le Voyage fantastique de Sinbad).

(Les Criminels – copyright Studiocanal)

Issu du théâtre, ancien élève de Bertolt Brecht, Joseph Losey a, durant sa carrière de cinéaste, souvent eu à cœur de plonger ses personnages dans des lieux clos, comme le prouvent, entre autres, ses adaptations dHarold Pinter. Cest également le cas des Criminels. Sa scène dintroduction révèle des hommes en train de jouer aux cartes dans leur cellule. Une image quotidienne, banale, à mille lieues du traitement anxiogène de bon nombre de thrillers carcéraux. Entre les murs, les réputations se font et se défont, les rumeurs courent, et le directeur ne peut rien faire dautre que de gérer des inimitiés et de fermer les yeux sur les activités criminelles. La parfaite illustration de ce microcosme se situe dans le générique qui suit la mise sous écrou dun individu en plan-séquence. Le nouveau détenu est attendu, et son arrivée est annoncée par un air que tous fredonnent pour se passer le mot: Kellys Back. Les taulards sont avertis, ses mésaventures sont même chantées, et tout laisse présager quil est le héros du film. Introduit par son ombre, la révélation de son visage est déceptive : un simple trentenaire commun, qui na rien dimposant ou d’intimidant. En réalité, il sera rapidement victime de Johnny Bannion, le véritable protagoniste qui nhésite pas à ordonner le passage à tabac du nouveau venu. Pacha respecté de tous au sein du pénitencier, il se retrouve, a contrario, comme un poisson hors de leau lorsquil est libéré. Olivier Père remarque dailleurs que tout ce qui se passe en dehors de la maison darrêt est confus, presque traité tivement, là où les rapports entre prisonniers, sont au contraire explorés dans toute leur complexité. Cette jungle de béton (lautre titre du long-métrage était The Concrete Jungle) perd les âmes et les esprits les plus fragile, à linstar de ce jeune homme qui ne supporte pas dassister à la torture de lun de ses voisins (incroyable séquence chaotique, maelström de sons et dimages) et qui finit par confesser son mal-être face caméra alors que le décor sefface derrière lui. Pourtant, nulle oreille attentive pour écouter ses mots. Tous continuent leur existence, en témoigne le dernier plan qui voit ces êtres tourner en rond au milieu dune cour sans espoir ni horizon.

(Les Criminels – copyright Studiocanal)

Excellent choix de la part de Jean-Baptiste Thoret que ces deux polars inattendus, signés par deux auteurs majeurs qui livrent là leurs propres visions du genre, entre fidélité aux codes et réinterprétation singulière. Une nouvelle fois, la collection Make My Day ! simpose comme garante dune richesse et dune diversité cinéphilique qui force le respect.

Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez Studiocanal.

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A propos de Jean-François DICKELI

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