Dès les premières images fascinantes, immersion hypnotique dans un no man’s land désenchanté, Detour emprunte la structure classique du film noir. Un homme, le regard vide et épuisé, est assis au comptoir d’un bar. Il entend une chanson qui passe sur un jukebox. Le passé ressurgit, la colère monte. La caméra se rapproche de son visage, le plongeant dans les ténèbres par un superbe fondu enchaîné ne laissant apparaître que ses yeux vitreux. Le plan est sublime, quintessence de l’art d’Edgar G. Ulmer capable de créer des formes singulières avec une stupéfiante économie de moyens. Et il se souvient. La voix, qui semble s’adresser au spectateur, débute par ces mots : « Cet air. A croire qu’il me poursuivait« . Puis la caméra se détache et par un mouvement d’appareil ingénieux se dirige vers le tourne-disque. La musique sert de catalyseur à un long flashback, descente aux enfers d’un homme ordinaire, pathétique mais désespérément humain.
Tout le talent du cinéaste est concentré en quelques plans concis et virtuoses, entièrement animés par un récit haletant, jamais pris à défaut par un seul moment de répit. L’histoire de Détour est bien celle d’un détour, la dérive d’un pianiste fauché frappé par la malchance, la poisse. Al Roberts part en stop rejoindre sa fiancée, chanteuse de cabaret, en Californie. Sur la route, il est pris par un certain Charles Haskell. Prenant le volant, Roberts poursuit son tracé sans se douter que le destin en a décidé autrement : Haskell, escroc notoire, décède dans son sommeil. Un mauvais choix entraînant un mauvais choix, il décide de l’enterrer et de prendre son identité. Une idée comme une autre mais surement pas la plus brillante. Première erreur de débutant : il s’arrête prendre une auto-stoppeuse, Vera, femme fatale plutôt quelconque, jeune et jolie mais sans charme : elle reconnait la voiture d’Haskell et commence à faire chanter le pauvre pianiste, l’entraînant alors dans une spirale de violence.
D’une noirceur sans équivoque, Detour reflète la manière dont Ulmer, que l’on pourrait apparenter à un Ed Wood surdoué, réalisateur prolifique de près de 50 longs métrages caractérisé par ses budgets étriqués, perçoit le monde : un univers plongé dans le chaos, régit par les forces du mal, un désert mental nourri par la souffrance et les supplices, sans rédemption possible. C’est sans doute pour cette raison, qu’Ulmer a principalement sévit au sein du cinéma de genre, essentiellement dans le giron du fantastique et du film noir, même si beaucoup de cinéphiles considères sa seule incursion dans le western, le déchirant et romantique Le Bandit comme son plus beau film, le seul qui s’ouvre vers la lumière.
Ramassé en 1h 07, Detour porte la griffe visuelle de l’expressionnisme allemand d’un élève doué et discipliné de Murnau. Le noir et blanc contrasté et les décors minimalistes et inquiétants absorbent des personnages attirés bien malgré eux dans une spirale d’autodestruction marquée par la fatalité. Le film regorge de scènes cultes, à l’instar de celle du téléphone, d’une ironie cinglante. Le rythme habite ce film très court, endiablé, sorte de road-movie épuré et furieux, d’un nihilisme singulier à l’image du très curieux épilogue final, image mentale issue de la psyché torturée de l’anti héros. Un chef d’œuvre réalisé par l’un des génies les plus secrets du cinéma américain et qui ressort rn Blu ray enfin dans une copie restaurée grâce aux bon soin d’Elephant films.
(USA-1945) de Edgar G. Ulmer avec Tom Neal, Ann Savage, Claudia Drake
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