En 1934, Bela Lugosi et Boris Karloff sont deux grandes stars de la Universal. Le premier fut, bien évidemment, Dracula pour Tod Browning mais également le docteur Mirakle dans Double assassinat dans la rue Morgue de Robert Florey tandis que le second se distingua chez James Whale (FrankensteinLa Fiancée de Frankenstein) et Karl Freund (La Momie). Edgar G. Ulmer décida alors de réunir ces deux monstres sacrés du cinéma fantastique dans une nouvelle adaptation d’Edgar Poe : Le Chat noir. L’un des premiers attraits du film est bien évidemment cette confrontation toujours soulignée par la mise en scène. Les retrouvailles entre l’ingénieur Poelzig (Karloff) et le docteur Werdegast (Lugosi) sont immédiatement électriques et chargées d’une tension palpable. Plus tard, Ulmer les fera s’affronter aux échecs le temps d’une partie hautement symbolique.

Si le récit débute de manière assez classique, lorgnant sur les classiques de l’épouvante Universal avec ce couple qui a un accident sur une route des Carpates et se retrouve séquestré chez un hôte mystérieux (Karloff), la suite sera plus originale. En effet, les « monstres » ne sont plus ici symboliques, à la manière de Dracula ou de la créature de Frankenstein mais deviennent l’expression même de la barbarie qui s’est abattue sur l’Europe avec le première Guerre Mondiale. C’est ce conflit qui a obligé Werdegast à laisser sa femme qui, depuis, a disparu ainsi que sa fille Karen. Quant à la demeure de Poelzig, elle n’a plus l’apparat des châteaux poussiéreux d’antan et évoque, avec ses lignes géométriques pures et son escalier métallique l’architecture contemporaine des années 30. Elle a été construite sur un ancien cimetière, ce qui permet au cinéaste de créer une ligne de tension entre un passé proche et meurtrier et une certaine permanence du Mal qui s’incarne dans les cérémonies sataniques que pratique Poelzig.

© Elephant Films

Dans un supplément passionnant, l’excellent Nicolas Stanzick détaille les différences existant entre le scénario originel d’Ulmer et le résultat, édulcoré, que l’on peut voir à l’écran. Sur le papier, le film aurait dû être beaucoup plus ancré dans le surnaturel et le « chat noir » qui donne à l’œuvre son titre devait avoir un rôle plus important, incarnant à lui seul une sorte de réincarnation maléfique, annonçant avec une décennie d’avance les exploits de La Féline. Mais Carl Laemmle, le patron de la Universal, s’opposa à ces visions noires, violentes et parfois à la limite de la nécrophilie et fit remonter le film. Pourtant, ces coupes sont loin de desservir le film grâce à l’intelligence et au talent d’Ulmer qui opte pour une esthétique de série B particulièrement percutante : un récit qui ne dure qu’une heure et cinq minutes, un découpage sans mauvaise graisse, une utilisation parfaite de la lumière et des décors. Longtemps resteront en mémoire ce moment où Karloff émerge en ombre chinoise de son lit où gît également une jeune femme endormie (la seule que le spectateur voit dans un premier temps) ou encore la découverte de ce laboratoire effrayant où Poelzig conserve les corps des femmes aimées autrefois. L’instant où Bela Lugosi « retrouve » sa femme, avec sa coiffure électrique évoquant Elsa Lanchester dans La Fiancée de Frankenstein,conservée sous verre par l’effrayant Poelzig est un grand moment de poésie noire. Même si Ulmer reste toujours dans le domaine de la suggestion, des scènes comme celle de la cérémonie sataniste (avec ce crucifix basculé qui encadre le visage de Karloff) ou celle de l’équarrissage possèdent une grande puissance d’évocation et imprègnent l’œuvre d’un sadisme tout à fait étonnant.

Les deux comédiens sont exceptionnels : Karloff impose une présence mutique et hiératique impressionnante tandis que Lugosi, avec son inimitable accent, interprète avec beaucoup de finesse un rôle assez ambigu qui lui vaudra de périr en voulant faire le bien. Nicolas Stanzick nous explique que son rôle était, à l’origine, beaucoup plus sombre (il violait la jeune première) alors qu’il devient ici plus ambivalent, manifestant une attirance évidente pour la fraîche mariée mais faisant tout pour la sauver en assouvissant sa vengeance.

Le Chat noir, c’est une nouvelle preuve de la puissance d’un imaginaire noir et tordu. Ulmer conclut d’ailleurs son film de manière ironique puisque le jeune écrivain lit dans le journal une critique de son roman où il lui est reproché de n’être pas crédible et d’avoir recours à des situations fantastiques, inimaginables dans la « vraie vie ». Or comme l’aura montré auparavant ce très beau film, les territoires de l’imaginaire que le cinéaste aura arpentés sont ceux qui parlent sans doute le mieux de nos peurs enfouies, de l’inconscient et des eaux troubles dans lesquelles se noie l’âme humaine…

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A propos de Vincent ROUSSEL

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