En 1948, après plus de dix ans de carrière au sein des studios, Edward Dmytryk se voit contraint de quitter les Etats-Unis. Victime de la chasse aux sorcières orchestrée par le sénateur McCarthy, le cinéaste, farouchement engagé à gauche, fait partie des « Hollywood Ten », soit dix réalisateurs, producteurs ou scénaristes (dont Dalton Trumbo, entre autres) condamnés pour activités anti-américaines. Exilé aux Royaume-Uni, il tourne sur place deux longs-métrages, L’Obsédé et Donnez-nous aujourd’hui, avant de finalement retourner sur le sol américain en 1950 afin de purger sa peine. Le premier de ces deux films britanniques, intitulé Obsession dans la langue de Shakespeare, a aujourd’hui droit à une édition HD chez Indicator/Powerhouse, décidément toujours prompt à exhumer des œuvres oubliées. Adaptation de A Man about a Dog, roman d’Alec Coppel (notamment scénariste de La Main au collet ou Sueurs froides), déjà porté sur les planches par ses propres soins, il narre la manière dont Clive Riordan (Robert Newton), un psychiatre londonien réputé, prépare le meurtre parfait de Bill (Philip Brown), l’amant de sa femme, après avoir enlevé et séquestré celui-ci dans une cave…
Un homme anxieux garde un œil rivé sur la poche de son manteau pendu à l’entrée d’un bar, qu’un travelling avant nous dévoile. Les discussions des gentlemen autour de lui ne l’intéressent pas et il semble avoir du mal à cacher son impatience entre deux regards inquiets à sa montre. En une poignée de secondes et autant de plans larges entrecoupés d’inserts, Dmytryk fait montre d’une admirable gestion des montées de tension. Entre la récurrence de dessins d’un flacon mystérieux qui couvre les pages des carnets de Clive, et cette manière de figurer une ellipse temporelle par une grille de mots croisés qui se remplit, il affiche par la suite une foi absolue dans le pouvoir de suggestion par l’image. Il évoque ainsi de prime abord un certain Alfred Hitchcock (qui venait quant à lui de débuter une carrière américaine), avec qui il cultive certains points communs. Au-delà du scénario d’Alec Coppel, la présence d’acteurs tels que Robert Newton (La Taverne de la Jamaïque) ou Naunton Wayne (Une femme disparaît) renvoie inévitablement à l’ombre écrasante du maître du suspense. Pourtant, si le postulat de départ contant la vengeance d’un mari trompé, évoque inévitablement Le Crime était presque parfait, Obsession creuse rapidement son propre sillon. Au protagoniste, froid, minutieux et calculateur (il passe son temps à construire une maquette de train qu’il façonne à sa guise), le film oppose un enquêteur de Scotland Yard nonchalant et perspicace, sorte de Columbo avant l’heure. Un élément, léger, humoristique, inattendu à mettre en parallèle avec une autre pièce de Coppel, The Gazebo, adaptée par George Marshall (Un mort récalcitrant) puis Jean Girault (Jo), dans lequel apparaît un personnage du même type.
Parfois trop fidèle aux réflexes de dramaturge de son scénariste, quitte à frôler le théâtre filmé ou à s’appuyer sur des ressorts narratifs poussifs (au hasard, le chien très rapidement dressé), Edward Dmytryk parvient à rendre crédible la plongée dans la psychose de son protagoniste par une économie d’effets payante. En choisissant de se concentrer sur la figure du coupable (qui paraît le fasciner) et non de la victime (quant à elle interprétée par Philip Brown, futur oncle Owen dans Star Wars), il prend son temps pour développer son plan machiavélique, au rythme de dialogues vifs, incisifs et souvent drôles. Clive sombre peu à peu dans la folie en commençant par se couper de sa vie mondaine. Fort de son expérience de psychiatre, il torture mentalement sa proie, faisant émerger un monstre au milieu d’un environnement bourgeois et aisé. Le délitement de son couple étant au cœur de ses névroses, certains ont d’ailleurs perçu dans le long-métrage un lointain précurseur à Liaison fatale d’Adrian Lyne. Son appartement cossu cède sa place à un immeuble délabré où Bill est retenu prisonnier. Une salle cachée, aux airs de véritable laboratoire de savant fou (et qui donne son titre américain au film, The Hidden Room) devient l’envers du décor de la vie bien rangée du médecin. Sous le vernis conventionnel d’un homme à qui tout réussit, qui écume les clubs privés en discutant de business et de politique, sommeille un assassin en puissance. Dommage que le long-métrage, trop sûr de sa mécanique, ne pousse pas plus loin cette thématique, laissant quelques pistes survolées (tel ce cadavre dont il est impossible de se débarrasser, matérialisation de la culpabilité du protagoniste). Néanmoins, dans sa manière de mélanger les tons et de brosser le portrait d’un antihéros complexe et ambigu jusque dans ses derniers instants, Obsession mérite une place centrale dans la filmographie variée d’Edward Dmytryk.
Suppléments : Cette édition Blu-Ray, limitée à 4000 copies et remasterisée en 4K (une première mondiale), s’accompagne comme toujours avec Indicator/Powerhouse de nombreux bonus. Des archives audio, comme celle enregistrée en 1972, en forme de conversation entre le cinéaste et le critique John Baxter, une analyse de la conception du film par l’auteur Richard Dyer ou un livret de 36 pages de Fintan McDonagh contenant des interviews de Dmytryk et Naunton Wayne, sont autant de suppléments indispensables proposés ici.
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