Jours comptés : un autre film d’Elio Petri, peu connu, et donc à découvrir, pour beaucoup. Il s’agit de son deuxième long métrage, réalisé en référence et en hommage à son père.
Cesare, un plombier qui a franchi le cap de la cinquantaine, est confronté à la mort – celle d’un passager dans un bus – et, se rendant compte qu’il peut disparaître d’un jour à l’autre, décide d’arrêter de travailler pour se reposer, profiter de la vie. Il essaie de sortir des rails, des clous que la société posent pour gouverner les individus ; d’arrêter le cours inéluctable et morbide de la vie urbaine ; d’établir de la communication dans un monde qui en manque tragiquement. De se laisser aller à quelques petites folies.
Le cinéaste suit pas à pas le protagoniste. Sa caméra avance avec lui, très proche, lui tourne autour. Et, pourtant, on ressent de la distance de la part de l’auteur. En ce sens, le film n’émeut pas franchement. Ce qui est étonnant, car on n’est pas ici dans le brechtianisme d’un film comme La Propriété c’est plus le vol (1973). On croirait même parfois tendre vers le néo-réalisme du De Sica de Umberto D (1952). Mais à tort, car le regard de Petri est acerbe autant qu’empathique. Et dans le regard, les expressions de l’acteur Salvo Randone, qui incarne avec talent Cesare, on sent à la fois du tourment, de l’inquiétude et une lucidité amusée, du désabusement assumé.
Le parcours de Cesare ne permet pas à celui-ci de s’épanouir. Les rencontres ou retrouvailles tournent court – avec Giulia, un amour de jeunesse, avec une prostituée – ; de même que les nouvelles expériences qui sont tentées – le retour au village natal. Tout est désillusion, déception. L’âge avancé des artères et, surtout, celui qui est intériorisé y sont pour quelque chose. Cesare tourne en rond.
Dans le monde tel qu’il est, cruel et absurde, il n’est pas possible au protagoniste de survivre sans argent, et l’argent ne peut venir que de son travail. Il s’en rend probablement compte lorsque l’ami à qui il cherche à emprunter quelques lires l’accuse de faire en quelque sorte trimer les autres pour son compte.
Le tempérament de Cesare n’est pas le même que celui du mendiant qu’il a l’occasion d’observer attentivement et de connaître, qui est replié sur lui-même, revendiquant le fait de voler pour subsister. L’autre est important pour Cesare, et il n’a pas l’âme d’un anarchiste individualiste. L’activité d’artisan qu’il a exercée lui donne une certaine fierté. Il se décide donc à la reprendre, et finira comme ses concitoyens : pris dans le tourbillon de la vie moderne et peut-être supplicié à mort, assassiné par le labeur… finissant comme l’anonyme du début du récit, assis inanimé dans un transport en commun…
Jour compté oscille constamment entre différents pôles relevant de la forme et du fond.
La caméra est très dynamique, mais le cadrage est travaillé de façon à ce que les images donnent toujours le sentiment d’être composées avec minutie et d’avoir aussi une dimension statique, quasi picturale. Le choix est à la fois de bien centrer les personnages, mais aussi de montrer leur petitesse dans un univers citadin inhumain, de les pousser vers les bords du cadre. De travailler, donc, dans le sens du décadrage. Difficile de ne pas penser à l’Antonioni de L’Éclipse (1962), à sa froide géométrie, en regardant Les Jours comptés. Voire, aussi étonnant que cela puisse paraître, et même si le rapprochement est osé de notre part, à La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer (1928)… le film exemplaire pour ce qui concerne ledit décadrage.
Les tonalités lumineuses sont contrastées. Le noir est très profond, qui renvoie à l’abîme dans lequel est plongé Cesare, victime du Système. Mais le soleil, renvoyant à un autre Système, donne aussi l’impression de brûler l’image et d’aveugler, occasionnellement, et le spectateur et le héros.
Le film est à la fois une critique de la société qui aliène les individus par le travail, les désintègre en émiettant leurs tâches professionnelles, et une interrogation plus ample, métaphysique sur la Vie et la Mort. À quelques connaissances, dans un parc, Cesare affirme : « Moi, j’essaie de comprendre. Je me force à comprendre ». Et ce, alors que la caméra vient d’effectuer un panoramique à 360°, comme pour tenter d’embrasser tout l’Univers.
Petri veut délivrer un message politique de façon explicite, mais il est aussi dans la suggestion. Difficile, en effet, de comprendre exactement, d’emblée, l’attitude de Costantino, le paysan que retrouve Cesare. Sa tristesse est immense et indicible, et pas seulement liée à une situation sociale difficile. À l’opposé, quoi de plus clair et définitif que ce qu’assène un avocat romain lors d’une plaidoirie à laquelle assiste Cesare, à propos d’un client qui va très probablement être envoyé en prison : « Mais que fut sa vie jusqu’à présent, hormis un cachot sombre, un bagne et une résidence forcée ? ».
Comment ne pas penser, à la vision des Jour comptés, aux importantes réflexions de Bertrand Russell dans son ouvrage Éloge de l’oisiveté (1932). Parmi elles : « Pour parler sérieusement, ce que je veux dire, c’est que le fait de croire que le travail est une vertu est la cause de grands maux dans le monde moderne, et que la voie bonheur et de la prospérité passe par une diminution méthodique du travail ».
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Sortie DVD chez Tamasa.
Notre collaboratrice Bénédicte Prot avait écrit en 2012 un texte sur ce film pour Culturopoing. On peut le lire : ICI
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