Au fil des décennies, l’œuvre monumentale d’Anton Tchekhov n’a eu de cesse de fasciner et d’inspirer les cinéastes, et ce, à travers le monde. De la France avec La Petite Lili de Claude Miller, à la Turquie (Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan), en passant par L’Italie (La Mouette signé Marco Bellocchio), pour ne citer qu’eux, nombre sont les transpositions, officielles ou non, du dramaturge russe. En 1978, c’est le Moldave Emil Loteanu qui se penche sur sa propre version d’Un Drame à la chasse, publié en 1884 et considéré comme le seul roman noir de l’auteur. Après des études de théâtre et des débuts en tant que poète, celui-ci s’essaie à la réalisation à l’orée des années 60 au sein de la Mosfilms en signant des longs-métrages tels que La Grande Montagne ou Il était une fois un gars. C’est pourtant avec ce Un accident de chasse qu’il connaît enfin la reconnaissance de ses pairs via une sélection en compétition au festival de Cannes. Adaptée par ses soins, cette dernière incursion de Loteanu sur le grand écran, raconte la rivalité au sein de la demeure du comte Korneev (Kirill Lavrov), entre un juge d’instruction à la retraite, l’intendant du comte et le beau-frère de ce dernier, pour l’amour d’Olenka (Galina Baliaïeva), fille pauvre d’un garde forestier. Troisième titre à rejoindre la récente collection Cinéma Russe de Rimini Editions après Ils ont combattu pour la patrie et Le Destin d’un homme, le film nous offre l’occasion parfaite de découvrir ce réalisateur méconnu et quelque peu oublié.
L’ouverture, résumée au visage du protagoniste cadré sur un fond noir et indéfini, pose quasiment la note d’intention d’Emil Loteanu : l’intrigue criminelle sera avant tout tournée vers la psyché du personnage principal. Véritable film mental quasi impressionniste, Un Accident de chasse plonge dans les souvenirs de Sergueï Kamyshev (interprété par Oleg Yankovski, vu chez Tarkovski dans Nostalghia ou Le Miroir), afin d’explorer les méandres de sa mémoire par un habile jeu d’échos et de rappels. Un plan en particulier répond ainsi à cette introduction, celui d’un crâne dominant le cadre aux côtés du héros, véritable memento mori illustrant la mélancolie et les humeurs noires de ce dernier. Déstructurant la temporalité des événements par des images quasi subliminales, le réalisateur choisit d’épouser pleinement le point de vue de Sergueï quitte à brouiller toute notion de vérité objective. Le manuscrit qu’il tente de vendre au rédacteur de la revue Les Nouveaux Russes (incarné par Olegar Fedoro, vraie « gueule » du cinéma US, vu dans le premier Mission : Impossible ou Les Promesses de l’ombre) dans une séquence à la mise en scène épurée, constituée de champs / contre-champs en regards caméra, devient à l’écran un long flashback à la narration elliptique. Le surréalisme ambiant et les relations changeantes entre les personnages participent alors à l’étrangeté de l’ensemble. Lors d’une très belle scène de valse (dont la musique composée par Eugen Doga connut un grand succès comme le relève Joël Chapron dans son entretien présent en bonus) aux accents de danse macabre, le spectateur est entraîné dans le mouvement vertigineux des corps et perd brutalement ses repères. Les couleurs, principalement le rouge et le blanc, agissent comme des marqueurs, des indices révélant la vraie nature des forces en présence. Le blanc immaculé des costumes guindés et des colonnades se retrouvent « taché » par le rouge de la robe de la flamboyante Olenka, prémonition visuelle du drame à venir. Lorsque, in fine, les teintes deviennent plus ternes, les contrastes moins marqués, la jeune femme perd de sa superbe, comme éteinte, étouffée par l’environnement aristocratique qu’elle rêvait secrètement de pénétrer. Extrêmement graphique et stylisé, le travail d’Anatoliy Petritskiy (chef opérateur du Guerre et paix de Bondartchouk, entre autres) fait la part belle aux compositions picturales évoquant tour à tour Le Caravage ou Giorgio de Chirico. Les références mythologiques ainsi que le groupe de musique gitane accompagnant le drame (communauté que le cinéaste a déjà abordée par le passé dans Les Tziganes montent au ciel) jouant le rôle d’un coryphée antique, révèlent l’un des thèmes majeurs du long-métrage, l’omniprésence d’un passé dont nul ne parvient à se défaire.
Par delà l’obsession de Sergueï pour une tragédie personnelle qui le hante au point de coucher sur papier son témoignage, ou plutôt sa confession, Un accident de chasse narre en filigrane la décadence puis la chute lente et inévitable d’une noblesse russe déconnectée des réalités, que Tchekhov avait pressenti plus de trente ans avant la Révolution d’Octobre. Le mouvement circulaire qui ouvre le film, embrassant la totalité du domaine enneigé du comte, et qui sera rejoué à un moment décisif du récit, cette fois en intérieur, plante le décor. La demeure, déjà en ruine, dont la caméra accompagne les personnages dans leurs pérégrinations au sein de ses longs couloirs vides, sera le théâtre de la déliquescence programmé de l’homme, dont la mort (qui semble peser sur lui tout du long de par sa santé fragile) se révélera finalement, sociale. De ce beau-frère, étrange individu vêtu de noir qui suit le noble dans ses moindres faits et gestes, aux fantômes allégoriques qui l’entourent, ce dernier parait incapable de s’extraire de son passé glorieux, à l’image d’un pays alors pourtant en voie d’ouverture (la glasnost étant décidée huit ans plus tard). L’Union Soviétique, tout comme la Grande Russie avant elle, est sur le point de vivre un bouleversement profond, et ses élites sont incapables de percevoir les soubresauts déjà en germe. L’ancien monde ainsi que ses codes se meurent, un nouveau plus technique, technologique, s’installe durablement (l’électricité et la photographie font leur apparition), et les crises mystiques n’y changeront rien. La révolution en marche est inarrêtable, le recours aux anciennes croyances, futile. Au milieu de ces chamboulements, pourquoi la belle Olenka, pourtant personnage le plus détaché initialement de ces problématiques, en vient-elle alors à corrompre son âme, à adopter l’étiquette de cette caste moribonde ?
Intitulé Mon doux et tendre animal sauvage en russe, le film développe un fascinant rapport à la nature et à la faune. Ainsi, la jeune femme, campée par Galina Baliaïeva, qui épousera le metteur en scène l’année suivante, synthétise cette fascination du monde civilisé pour la vie sauvage. Tous les aristocrates présents n’ont d’yeux que pour elle, fasciné par cette pure force vitale, cette énergie tellurique et chaotique qui se conforme peu à peu à une société qui la rejette. Comparée à un moineau, elle domestique les insectes et entretient une relation étroite aux éléments, de ce plan qui la voit filmée au ralenti sous un orage, au récit de la mort de sa mère, frappée par la foudre. Profondément charnelle et sensuelle, le simple contact de sa main qui frôle celle de Sergueï, suffit à séduire celui-ci, comme en proie à un charme magique. L’image onirique de cette Circé et de son cheval, qui reviendra bien plus tard tel un écho tragique, n’est qu’un exemple parmi d’autres de sa dimension surnaturelle et pulsionnelle, dégagée de toute norme, de tout carcan social. Son évolution en grande dame ayant troqué l’immensité de la forêt pour un palais étroit, recouvrant ses pieds nus de souliers guindés, n’en est que plus terrible. Se révélant étrangement arriviste, elle en vient à ne même plus ressentir de souffrance face à la mort d’autrui, comme si les conventions avaient annihilé toute sa connexion au vivant, lors d’une scène de chasse fatidique. La destruction de son environnement ne semble plus l’atteindre, sa flamme jadis étincelante s’est éteinte, noyée par l’attrait d’une noblesse qui n’a pas encore perdu de son pouvoir de fascination, la condamnant implicitement. À la fin du XIXème siècle comme à l’orée des années 1980, la Russie se retrouve changée à tout jamais. Avec Un accident de chasse, Loteanu s’empare du matériau de base de Tchekhov et son récit de culpabilité et d’amour fou, pour mieux ausculter le devenir de son pays. Puissant et visuellement splendide.
Disponible en combo Blu-Ray/DVD chez Rimini Editions.
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