Réalisé en 1978, La Sœur d’Ursula est symptomatique d’un genre qui s’éteint. A quelques rares exception près, le giallo est en fin de course, essoufflé, cherchant à appâter le spectateur à renfort de scènes érotiques et d’idées de plus en plus suggestives, plongeant dans les méandres du sordide. Nous n’en sommes pas encore au stade du nauséeux et crapoteux Giallo a Venezia (1979) de Mario Landi, mais déjà le genre a perdu de sa grâce formelle, l’art de sa mise en scène du crime pour y perdre en esthétique ce qu’il gagne en ambiance fétide, en plaisir de l’obscénité. Dagmar et son énigmatique sœur Ursula partent en vacances dans un hôtel sur la côte amalfitaine. Jamais remise de l’abandon de leur mère et du suicide de leur père, Ursula balade ses grands yeux verts hallucinés aux côtés de sa sœur, régulièrement assaillie de visions qui la laissent dans un état léthargique. Elles font la connaissance de personnages pour le moins pittoresques, du patron d’hôtel trompé par sa femme bisexuelle, au bad boy drogué et névrosé en passant par sa compagne, une chanteuse au comportement un peu louche. Dans ce cadre idyllique pour suspects idéaux, on retrouve le cadavre mutilé d’une prostituée…
Enzo Milioni explique à demi-mots combien son ambition d’auteur s’est heurtée aux réalités économiques : son producteur lui répondit qu’il fallait d’abord réaliser un film pour « faire de l’argent » afin de financer le prochain. Il s’y attela donc avec un cahier des charges correspondant aux aspirations du cinéma populaire de l’époque : sexe et violence. De fait, à la veille des années 80, le cinéma porno étant en plein essor, l’heure n’est plus à l’érotisme sexy de la décennie précédente. Les scènes charnelles de La sœur d’Ursula flirtent donc avec le X sans jamais franchir la frontière, mais la nudité y est nettement plus explicite, et ce dès les premières séquences frappant par leur gratuité. Sitôt arrivée dans sa chambre Dagmar se déshabille intégralement. Certes, nous ne nous plaindrons pas de découvrir Stefania D’Amario intégralement nue. Mais, ici tout est prétexte au téton dans le vent et aux poils exposés. Milioni insère ses séquences sexuelles artificiellement comme des éléments obligés, créant ainsi un évident déséquilibre narratif. Dès qu’il voit arriver un nouveau couple, le spectateur malin est tenté de chuchoter : « ah, c’est le moment ! ». Signe des temps, Milioni s’attarde plus que jamais sur les ébats, mais fait toujours l’ellipse de la mise à mort – réservant par cela la révélation final du grand mystère non élucidé : à chaque meurtre nous entrevoyant l’ombre immense d’un sexe en érection, comme signe de menace contre la victime. Les ingrédients du giallo sont bien là, mais plutôt que de décliner et de varier les motifs, il propose invariablement les mêmes plans (mains gantées, silhouette en imper et en chapeau, regard brillant dans l’obscurité et ombre chinoise phallique) à l’instar de l’assassin qui ne change jamais de mode opératoire.
Bref, nous ne sommes pas chez Argento et il ne nous faudra pas chercher dans La Sœur d’Ursula de quelconques expérimentations formelles tant il expose les codes comme des signaux identifiables. Et pourtant Enzo Milioni pousse bien le fétichisme du genre à son comble comme en témoigne l’arme brandie par le coupable ! La particularité de La Sœur d’Ursula est de faire d’Eros le lieu de Thanatos et la scène du crime.
La mise en scène de Miloni n’est pas des plus élégantes et des plus inventives, le montage souvent abrupt, mais paradoxalement La Sœur d’Ursula fonctionne aussi par cette impression d’inachèvement, de film à prendre ou à laisser, avec ses sursauts de beauté. Le décor, ce bel hôtel au bord de la côte Napolitaine possède un charme mystérieux, avec ses escaliers bizarres, rappelant l’imposant bâtiment de She Killed Extasy de Franco par cette antinomie du contemporain, de la géométrie surplombant les flots. L’ambiance ensoleillée et touristique n’empêche pas de beaux plans d’intérieurs, des couloirs aux éclairages bleutés. Milioni nous fait également pénétrer dans des pièces étranges, comme des caves dérobées dans lesquelles un jeune couple se réfugie pour faire l’amour ou un immense couloir le long duquel gisent d’inquiétants mannequins.
Au delà de son lot de séquences gratuites et d’opportunisme, La sœur d’Ursula dégage une atmosphère délétère et désespérée, quelque chose d’aussi insaisissable que sa protagoniste principale. Car le film de Milioni ne serait rien sans le personnage tragique d’Ursula qui insuffle un climat de trouble et de flottement. L’incomparable regard de Barbara Magnolfi, sauvage et brisé nous aspire dans son infinie tristesse. Elle traverse le film comme une somnambule à la fois terrifiée et énigmatique. De manière assez subtile Milioni laisse planer le mystère laissant supposer les traumatismes plutôt que de les révéler dans une fin trop explicative comme c’est souvent le cas dans le giallo. Lors d’une séquence magistrale où elle s’agenouille devant un christ contemporain sculpté dans le métal avec du vide à la place des yeux, qu’elle hurle sa détresse, la perte de toute croyance, la folie du désespoir, on fantasme une toute autre Sœur d’Ursula, non soumise aux contraintes bassement commerciales de l’époque, expurgé de ses séquences les plus crues ou de son redoutable thème principal au saxo : un drame psychologique transgressif et poignant, centré autour d’une jeune femme enfermée dans l’enfer de son enfance, sans aucune résilience possible. Un portrait de l’abime. Tout aussi bancal et complaisant qu’il soit, La sœur d’Ursula reste un objet déconcertant et déviant, frustrant par ce qu’il n’est pas, fascinant par ce qu’il donne à voir.
La copie proposée par Le Chat qui fume est superbe. Si la photo est le plus souvent assez terne, lorsqu’enfin les couleurs éclatent, en particulier dans les scènes d’intérieur, le blu-ray lui rend clairement honneur et met en valeur ses qualités esthétiques. Si parfois les bonus sont accessoires, ceux proposés ici par Le Chat qui fume se révèlent particulièrement intéressants pour comprendre comment s’est monté La Sœur d’Ursula et les différences entre l’idée initiale et le résultat final. L’entretien d’Enzo Milioni le présente comme un homme affable et sensible presque mélancolique qui fait le point sur l’évolution de sa carrière, sur ses projets de cinéma d’auteur avortés et de films commerciaux qui étaient à l’origine destinés à pouvoir financer des œuvres qui lui tenaient plus à cœur. Malgré sa retenue, on devine qu’il s’est un peu laissé mener en bateau puisqu’on lui répondait qu’il fallait ensuite qu’il en tourne « encore un » avant que son vœu soit réalisé, ce qui ne fut à l’arrivée jamais le cas. La sœur d’Ursula fit donc partie de ses films imposés, mais dans lequel il mit toute son énergie. Il ne renie pas le film, assume son érotisme, évoque son tournage, ses rapports avec Marc Porel déjà sous l’emprise de la drogue et c’est avec une grande émotion qu’il rappelle combien il apprécia Barbara Magnolfi. Il est étonnant de l’entendre terminer son entretien sur la tristesse de la disparition de l’actrice de la vie publique, de ne pas savoir ce qu’elle était devenue, et d’enchainer ensuite sur l’entretien avec l’actrice elle-même, bien en vie, donc. Joli coup de théâtre ! Barbara Magnolfi s’exprime dans un français parfait et rappelle comment démarra sa carrière, n’oubliant évidemment pas de citer son apparition dans Suspiria d’Argento. Elle comble les zones d’ombre laissé par les propos un peu effacés de Milioni en affirmant qu’elle fut outrée du résultat lorsqu’elle découvrit La Sœur d’Ursula quelques années plus tard. Elle n’avait jamais signé pour un tel scénario et soupçonne les producteurs d’être venus imposer les scènes érotiques en plein milieu du tournage. A l’origine, il s’agissait bien de la plongée dans la psyché d’une psychotique bouleversée par la mort de son père, mais dans lesquelles les scènes d’amour étaient totalement elliptiques. Elle s’insurge contre procédé et ne porte pas le film dans son cœur. Non sans trouble dans sa voix, elle raconte également sa rencontre avec Marc Porel, son amour pour lui, puis son impuissance face à sa descente dans l’enfer de la drogue. Quelques bande annonces des futures éditions du Chat sont également proposées, ainsi que l’amorce d’un nouveau rendez-vous régulier : une personnalité nous dévoile ses 3 gialli préférés. Et c’est Philippe Chouvel (Psychovision) qui s’y colle. Certes La Sœur d’Ursula ne fait pas partie de la liste, mais il n’empêche que pour tout amateur, il reste un film suffisamment intéressant pour ce qu’il dit d’un mode de production et de la transition d’une époque pour être vu.
La Soeur d’Ursula (1978 , Italie) d’Enzo Milioni, avec Barbara Magnolfi, Stefania D’Amario et Marc Porel – Combo DVD- Blu-ray édité par Le Chat qui fume
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