« Et si les faits et les situations avaient aussi une âme qui perdure comme celle des humains et refaisait surface après leur apparition ? Un événement, une scène quelconque n’engendrent-ils pas un autre événement, une autre scène qui se succèdent, telles des images immuables, sauvegardant l’âme de ces événements (comme dans un film), subsistant après qu’ils se soient déroulés, comme dans une pièce où aucun meuble n’aurait jamais été déplacé ? On peut inviter le passé chez soi et se promener, à nouveau, au fil de ses images. »
Belà Balâzs, Naplô, 1914-1922, « Journal », février 1916
C’est peut-être en ce sens que Ferenc Kosa hérite de la pensée de Balâzs. Il faut dépasser le formalisme de départ pour voir au-delà de ce film fleuve. Il est immédiatement marqué par un scope omniprésent, où dans des chorégraphies horizontales, les masses se retrouvent aux prises avec le sens de l’Histoire. Ce prix de la mise en scène à Cannes serait-il quelque peu « démonstratif » ?
Dans cette grande messe, où les amples mouvements d’appareil n’en finissent pas d’ouvrir le champ, ce morceau de tissu rural devient le symbole de toute une nation. Si le filmage est marqué par l’omniscience du chef opérateur Sandor Sara, cette fresque est le fruit du travail collectif d’un studio, où le metteur en scène est moins auteur que chef d’orchestre 1. Aussi, il faut du temps à la caractérisation des personnages principaux pour se mettre en place. Même si les deux pôles d’attraction de la pensée politique du hongrois de base, s’incarnent dans le binôme principal, infiniment conflictuel. Le progressisme de Bano se dresse face au scepticisme d’Istvan, l’activisme devant l’attentisme.
La symbolique du titre doit être décryptée comme telle : dix mille jours ou 30 ans de l’histoire hongroise. La narration va multiplier les allers-retours à travers ce cadre temporel, difficile à saisir pour le spectateur français. On y distingue grosso modo le féodalisme, où comme ailleurs, le paysan est employé sur les terres de grands latifundistes. Une des caractéristiques du régime ( avec l’antisémitisme ) de cette régence de l’amiral Horthy, née sur la terreur blanche de 1919-1920 ( cadre de Rouges et blancs de Jancso ). Puis vient l’immédiat après-guerre, la période stalinienne et sa « modernité », exprimée par des avions de chasse traversant un écran télé ou ce silo géant, que l’on convoie comme le digne rejeton de l’ère de la conquête spatiale.
L’autre cadre est justement spatial mais on ne peut plus terrien. Un petit village qui se perd au beau milieu des plaines agraires. Un site assez peu marquant pour l’œil, d’où aussi la nécessité du metteur en scène d’organiser une certaine cartographie. Et dans un si vaste espace-temps, un simple travelling latéral a vite fait de prendre la valeur d’un réexamen de l’Histoire ou d’une confession.
Le thème majeur est ici celui de la mise en place de la réforme agraire. Pas dans un grand élan réalistosocialiste et kitch. Non, plutôt sous le regard acerbe d’Istvan, ce paysan borné, fuyant, mais aussi plein du bon sens que seule apporte l’expérience douloureuse des événements. Car le peuple hongrois a bien souvent été le jouet d’innombrables conflits. Pour reprendre Gili, 10 000 soleils est le portrait éclaté d’une génération ballottée par les soubresauts de l’Histoire 1.
Il n’est d’abord pas toujours facile d’appréhender ces grands plans d’ensemble, solennels, aux compositions classiques et à la symbolique forte. Ils entendent illustrer le débat posé par Istvan dans la scène d’introduction. Verra-t-on enfin ce « monde où seuls les hommes comptent » ? Eux qui sont d’abord comme des insectes, ainsi que nous le montre une forte plongée, où des nuées de silhouettes noires se ruent sur la neige, à l’appel de cette citation d’Eluard en exergue : Vivre est la seule voie et le seul refuge. Heureusement, la peinture est aussi trouée d’images fortes : les corps de trois « jaunes », enchaînés aux brouettes par les grévistes, le sel qu’on étale sur le sol pour éloigner la guerre. Tous ces vieux fixant la caméra et qui ont gardé têtes hautes (et leurs chapeaux dessus ! ) pour se baigner, dans un curieux rituel, truculent et balkanique…Ou encore ces vélos accrochés dans les arbres, envolée allégorique d’un élan post révolutionnaire.
Il est malgré tout difficile de s’identifier à ce qui se joue ici, mais c’est aussi le défi et l’originalité du scénario, co-écrit avec le cinéaste et compagnon de route, Imre Gyöngyössy et le poète Sàndor Csoori. Mais à rebours de cette narration intermittente, qui nous désarçonne, il faut pourtant reconnaître au bout d’une heure, l’éclatante cohérence d’un dispositif où le collectif s’exprime vers l’individu. Et non pour une fois, celui d’une pensée d’auteur édifiante à vocation populaire. Ce qui en fait bien une œuvre militante…
« Comme dans tout art, « Dieu est dans le détail », dans le flot continu de points minuscules et subtils, quelques-uns si ténus qu’ils disparaissent de la conscience tout en contribuant néanmoins à l’effet d’ensemble. Ils n’appartiennent pas tant à la structure qu’à ce que le critique littéraire R. F. Lewis nomme la « texture », et que certains critiques américains intéressés par une combinaison entre les deux termes appellent « architexture » » 2. Le respect et le collectage d’une infinité de détails de la culture paysanne, qui n’est pour nous au départ qu’un ajout esthétique, réussit à créer de toutes pièces ce paysage à visage humain. « Tout l’ensemble des membres du Studio s’est mis à recueillir pour ce film la documentation nécessaire. Nous n’avons esquissé son thème que dans les grandes lignes : il s’agissait de dresser une sorte de bilan de ces trente dernières années à travers l’histoire d’un jeune homme d’origine paysanne, ou plus exactement de celle de sa famille. (…) Nous avons donc tenté, pour faire ce film, d’appliquer une méthode qui peut être comparée à celle que Béla Bartok et Zoltân Kodâly avaient utilisée pour recueillir le folklore musical » 3. Pari réussi, Kosa compose une histoire commune, à la manière de cette arrière-cour familière à Balâzs.
A l’intérieur de celle-ci, les pensées, actions et revirements des uns et des autres finissent par prendre sens. L’émotion monte donc très lentement. Elle émane de ces champs de souffrances et de malheurs, qui ne sont d’abord que terreau de superstitions, où une femme n’est qu’une marchandise et l’homme, un porc, vers une amélioration certaine ( lente et désespérante pour les ventres ! ) et pour dire, malgré tout, la nécessité de l’engagement. C’est à travers ce débat moral et politique que Bano et Istvan finissent par prendre corps et devenir si touchants. La scène du champ de patates nous émeut, comme celle vingt ans plus tard du Tambour de Schloendorff, car on y sent enfin ce personnage pétrifié par la peur de perdre l’être aimé. L’individualisme ne conduit donc qu’à l’isolement et à une plus grande solitude. C’est aussi celle du fils jugeant son père, qui n’est réchauffée que par les promesses des soleils futurs. Pour achever en beauté son premier long métrage, Ferenc Kosa matérialise d’ailleurs sur cet ultime plan, la cassure entre sa génération et la précédente.
Quant à la critique du socialisme, elle s’attaque assez directement à la stalinisation, où le monde « nouveau » prend l’allure d’une fête foraine géante, mais qui ne résout jamais la misère d’une population rurale, pliant toujours sous l’impôt. Ainsi le progrès ressemble plus à un tour de passe-passe qu’à une réalité, sauf pour Bano qui profite sans y goûter tout à fait, des largesses du pouvoir grâce à son statut de leader de la communauté. Ce regard triste est le même sur le soulèvement de 56, réduit ici à quatre hommes maintenus dans une flaque, entre la vie et la mort. 10 000 soleils n’évite pas non plus tous les stigmates : l’ironie salvatrice sur le héros socialiste qui court plus vite que les autres. Ou plus gênante, cette représentation excessivement métaphorique d’un bagne qui tourne à la comédie musicale. Mais la critique est implicite à son sujet : Istvan a accusé Bano de séparer le communisme théorique et la pratique. Plus loin, l’édification du socialisme sera vue comme une tour de verre, entérinant la séparation définitive d’Istvan et de son fils, derrière qui s’agitent les nombreux laveurs de carreaux. La théorie doit elle aussi redevenir limpide.
Pour que l’idéalisme reprenne le dessus sur le matérialisme, 10 000 soleils quitte sa « position hautaine » 4 et plane à ras l’humain, pour figer dans l’étendue de ses plans hyperscopés, la longue marche de l’homme moderne tentant de s’arracher à la pression terrestre.
1 : « 10 000 soleils est le monument ému-mais quand même monument- qu’une génération élève à la mémoire de celle qui l’a précédée, c’est un film collectif que Kosa a dirigé comme un chef d’orchestre inspiré », Jean A Gili, notes sur la psychologie, collection hongroise, Etudes cinématographiques n° 73-77 ( novembre 1969 )
2 : Raymond Durgnat, Psaume rouge, dans Théorème 7 : Cinéma hongrois, le Temps et l’histoire
3 : Ferenc Kósa, entretien avec István Zsugán, dans Hungarofilm.
4 : « Une œuvre hautaine et difficile qui tente de définir une morale de l’engagement », Jean-Loup Passek, Le cinéma hongrois
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