Après L’oubli que nous serons (2020), l’adaptation du beau roman éponyme d’Hector Abad, Fernando Trueba reste en Amérique latine pour son nouveau film, They Shot the Piano Player. Mais, cette fois, ce n’est plus la Colombie et la tragédie de sa « Violence » qui l’intéresse puisqu’il se déplace à l’Est et au Sud, au Brésil et en Argentine, pour se pencher sur l’autre fléau de ce continent durant la deuxième partie du vingtième siècle : les dictatures militaires. Au conflit entre l’humanisme d’un médecin et la terreur organisée, à l’œuvre dans le précédent long-métrage, succède donc une opposition similaire, entre le vent de liberté véhiculé par l’art et la répression toujours plus impitoyable des régimes fascistes. En racontant l’histoire de Tenório Júnior, pianiste brésilien mystérieusement disparu lors du coup d’Etat de 1976 par la junte militaire en Argentine, Trueba trouve ici un formidable sujet, lui permettant, non seulement, de sortir de l’oubli un musicien malheureusement invisibilisé par les forces les plus réactionnaires, mais aussi de raconter une période de l’histoire de l’Amérique latine, celle des années 60-70, où l’émancipation se heurte au retour du totalitarisme. Pour le mettre en scène, il renoue son association avec Javier Mariscal, dessinateur et auteur de bande dessinée, reformant ainsi le duo à l’œuvre sur Chico et Rita (2011), autre récit musical implanté sur les terres américaines.

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Pour la deuxième fois de sa carrière, le réalisateur décide donc de recourir à l’animation, ce qui peut paraître surprenant au vu de la quantité de matière documentaire qu’il a lui-même accumulé – plus de 150 entretiens filmés – durant sa propre enquête. Mais ce choix prend en réalité tout son sens par son adéquation parfaite avec le cœur du film : la musique. Il écarte le documentaire de sa forme traditionnelle pour en adopter une autre, plus poétique, dont la narration repose aussi bien sur la parole des intervenants que sur la beauté de ses images. Pour structurer cette vaste investigation, Trueba s’invente une sorte d’alter ego, un journaliste américain nommé Jeff Harris, chargé par une éditrice de se rendre au Brésil pour écrire un livre sur la Bossa Nova. Après avoir été fasciné par l’un de ses disques, il y découvre l’histoire mystérieuse de ce pianiste disparu et décide de recentrer son ouvrage sur lui. Le choix de l’animation, et de ce substrat de fiction, permet alors de ne pas se restreindre à une série d’entretiens avec les intervenants mais de donner à voir les images mentales – les souvenirs, les hypothèses – qui naissent de toutes ces rencontres. La souplesse de cette esthétique devient ainsi la forme idoine pour suivre les différentes directions empruntées par le journaliste et pour mieux appréhender le noyau autour duquel elle ne cesse de graviter : Tenório. Car le cinéaste ne cherche pas à combler le vide qui est au fondement de son projet, il en fait la matrice de son film. À l’image de l’obsession qui guide Harris, tout nous ramène au mystérieux pianiste, conduisant ainsi à un portrait qui s’établit par de petites touches musicales. Car pour faire revivre cet artiste inconnu et lui rendre la place qui est la sienne, il faut le mettre en musique, le laisser s’exprimer à travers sa propre langue : son piano. Non seulement le film fait la part belle aux séquences musicales, mais il se laisse également diriger par la mélodie, adoptant le rythme d’un morceau de jazz. Les plans glissent d’une scène à l’autre, comme les notes d’une partition, et se métamorphosent au gré des variations tonales avec, pour point culminant, ce moment onirique de l’enregistrement du seul disque de Tenório, Embalo. Comment sortir cet homme de l’oubli dans lequel il a été relégué autrement qu’en laissant voir son œuvre et ce qu’elle nous inspire ?

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Par ce récit individuel, Trueba et Mariscal reviennent également sur toute une époque, celle de la naissance de la Bossa Nova, représentée ici comme l’âge d’or de la musique brésilienne. Toutes ses plus grandes figures – Vinicius de Moares, João Gilberto, Antônio Carlos Jobim, Gilberto Gil, Chico Buarque, Caetano Veloso – sont convoquées ainsi que d’autres, comme Bud Shank ou Bill Evans, enthousiasmées par ce nouveau style, dans un défilé qui n’a rien de la simple accumulation mais qui vise à rappeler l’importance de cette émergence à la fin des années 1950. Celle-ci est également replacée dans un contexte plus large d’innovation artistique à l’œuvre durant cette période par les parallèles tissés entre l’apparition de ce mouvement et celui de la Nouvelle Vague à la même époque. L’indice se trouvait déjà dans le titre, référence à Shot the Piano player (Tirez sur le pianiste en français), le deuxième film de Truffaut, en 1960, mais il se prolonge ici par les incrustations animées d’À bout de souffle (1960) et des Quatre Cents Coups (1959). Ce dialogue transnational ouvre deux décennies, connues pour leur vent de liberté et leur espoir d’un monde nouveau, qui prennent, là aussi, une autre coloration par ce recours à l’animation. La liberté du trait de Mariscal permet ainsi de se détacher de la seule réalité et de donner à voir cette époque telle qu’on se l’imagine ou, plutôt, telle qu’on la fantasme. La clef de ce principe tient sans doute dans cette séquence située au début du récit où un ami brésilien présente à Jeff Harris ce qu’il reste des deux bars où sont nés la Bossa Nova en déclarant : « Il ne reste rien de cette époque. Un âge d’or qui a duré à peine à dix ans. » Quelques instants plus tard, celui-ci revit par le récit de ces moments où Ella Fitzgerald quittait le Copacabana, un bar de luxe, pour courir rejoindre les clubs où cette nouvelle musique était jouée. « C’était le temps de l’insouciance » souffle le propriétaire, avant l’arrivée de la dictature, au Brésil puis en Argentine. Les multiples gammes chromatiques qui se succèdent tout au long du récit, selon les temporalités, dévoilent alors ce passage d’une ère à une autre : de l’explosion des couleurs lors des fêtes musicales au noir de cette longue nuit qui n’en finit plus, celle qui fait disparaître les êtres.

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Le bourreau présumé de Tenório ne serait autre qu’Alfredo Astiz, surnommé « l’Ange de la mort ». Le 11 juillet dernier, celui-ci figurait sur une photo prise avec des députés du parti de Javier Milei, La Libertad avanza (LLA), venus rendre visite aux détenus condamnés pour crimes contre l’humanité pour leurs actes durant la dictature. Ce nouvel épisode n’est qu’une étape de plus dans le négationnisme mené par le président argentin et son gouvernement : négation du nombre de victimes, spots publicitaires tendant à justifier les exactions commises pendant la junte, suppression de l’Unité spéciale de recherche sur les disparitions d’enfants, etc. À ceux qui, en France, aveuglés par leur ultralibéralisme, se sont réjouis de l’élection de Milei, ce film vous rappelle à votre ignorance.

Edité par Blaq Out, They Shot the Piano Player est disponible en DVD depuis le 17 septembre dans une version augmentée de plusieurs suppléments. Parmi eux, se trouve le making of ainsi que deux entretiens avec les deux réalisateurs : le premier portant sur le rapport entre le documentaire et la fiction et, le second, sur le processus de fabrication du film.

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