Francesco Rosi – « Le Moment de la vérité » (« Il momento della verità ») (1965)

D’origine napolitaine, Francesco Rosi fut l’un des premiers réalisateurs à se pencher sur les liens troubles entre pouvoir officiel et Camorra à travers des longs-métrages comme Le Défi ou Profession : Magliari. Ancien assistant de Luchino Visconti sur La Terre tremble, il développe un cinéma éminemment politique et engagé, portant un regard sans concessions sur un pays rongé par la corruption. Après Salvatore Giuliano et Main basse sur la ville (Lion d’Or au festival de Venise en 1963), deux de ses plus grands films l’ayant révélé à un plus large public, il se voit offrir par les producteurs Tonino Cervi et Angelo Rizzoli, un blanc-seing pour son projet suivant. Attiré par une approche plus « expérimentale », le cinéaste s’entoure d’une petite équipe (dont Pasqualino De Santis, chef opérateur attitré de Federico Fellini) et part pour l’Espagne afin de filmer les fêtes traditionnelles de Pampelune. Fasciné par les rituels religieux et la corrida qu’il découvre à cette occasion, il fait la connaissance de Miguel Mateo, dit Miguelín, un jeune toréador vedette, et décide de raconter son histoire d’une manière romancée tout en s’inspirant du roman Mort dans l’après-midi d’Ernest Hemingway. Le Moment de la vérité suit donc le parcours d’un jeune paysan bien décidé à faire carrière dans la tauromachie. Chapeauté par l’excellent Jean-Baptiste Thoret, l’indispensable collection Make My Day ! éditée par Studio Canal, s’enrichit de ce film méconnu et inédit de l’auteur transalpin dans un combo BluRay/ DVD.

(Capture d’écran DVD Le Moment de la vérité © Studio Canal)

Tournés durant la fête de San Fermín se déroulant durant le mois de juillet en Navarre, les plans inauguraux du film captent toute la dévotion et la ferveur de ces célébrations. Suivant la procession religieuse de la statue de la Vierge portée par les pénitents, le réalisateur préfère filmer les jambes des porteurs souffrant de leur lourd fardeau plutôt que les icônes elles-même, que le décorum fastueux. Dès les premières minutes, le culte religieux se retrouve ainsi mêlé de violence et de masochisme, sensation qui se confirmera lorsque les images des dangereux lâchers de taureaux et leurs mises à mort feront leur apparition. Caméra à l’épaule, Rosi ausculte la brutalité de cette tradition et l’explosion de joie de la foule qui s’ensuit, pulsion de mort et de vie s’unissant au cœur des ruelles espagnoles. S’il n’épargne rien de la cruauté des scènes de corrida, utilisant des optiques de 300mm employées pour les matchs de football afin de filmer l’action au plus près, il ne fait cependant preuve d’aucune complaisance, ni d’aucun voyeurisme face à la souffrance animale. Pour l’anecdote, cela n’empêchera pas De Santis de quitter le projet, choqué par les scènes auxquelles il a assisté. L’aspect documentaire, saisi sur le vif, trouve un écho plus politique lorsque le cinéaste cadre les troupes franquistes en rang, bien que, chef de file du « cinéma citoyen » (et non pas de propagande comme le précise Jean Gili dans son interview présente en bonus), il niait pourtant le fait d’avoir voulu faire un film engagé. Au milieu d’acteurs non professionnels, se détache la figure de Miguelín, héros d’un long-métrage dont le scénario se construit au gré de son parcours, de ses rencontres. Ainsi, de sa condition de paysan (dont la vie quotidienne est représentée à l’écran), à sa réussite dans le monde de la tauromachie, en passant par ses petits boulots comme ouvrier sur des chantiers, son destin (et son cheminement du Sud au Nord du pays) évoque la vie de nombreux jeunes Italiens de la même époque, que l’auteur a souvent filmée. Les prestamistas, « bienfaiteurs » qui aident les hommes désœuvrés arrivés à Barcelone, les logeant et leur trouvant un travail en échange d’un pourcentage de leur salaire, évoquent un système organisé mafieux, renouant ainsi avec un univers omniprésent dans son œuvre. Pris de passion pour le pays qu’il filme, les lieux, les habitants, les métiers, le metteur en scène dépeint notamment la vie nocturne barcelonaise à travers diverses saynètes improvisées (la danse au milieu de la rue), laissant même sa caméra tourner après que son personnage principal ait quitté le champ afin de s’attarder sur un vieil homme aveugle au fond du champ. Lorsque Francesco Rosi décide de sortir son protagoniste de son milieu habituel et de quitter le prolétariat, c’est lors d’une soirée mondaine dont il cadre les participants (parmi lesquels Linda Christian, seule actrice professionnelle) caméra à l’épaule, tremblante, faisant naître un climat hostile, aussi dangereux que lorsque ce dernier est au cœur de l’arène. La jet-set méprisante singeant les postures et attitudes du torero, prenant sa discipline pour un jeu, un simple amusement pittoresque sans conséquence.

(Capture d’écran DVD Le Moment de la vérité © Studio Canal)

L’approche naturaliste du film se double d’un traitement quasi mythologique, l’éloignant d’une simple vision documentaire. Ainsi, le parcours de Miguelín, quittant sa campagne natale, la vie rude qu’il y mène et dans laquelle il ne se sent pas à sa place, pour aller chercher un ailleurs plus clément (comme beaucoup d’autres jeunes hommes autour de lui), s’apparente à un récit initiatique classique et séculaire, un conte moraliste. La fascination du cinéaste pour le pays qu’il filme, ses décors, ses costumes, justifiant l’utilisation du Technicolor qu’il expérimentait pour la première fois, prend une toute autre dimension lorsqu’elle est mise au service de l’histoire de son héros. Ainsi, les teintes ocres et blanches du village andalou inondé de lumière (l’omniprésence du soleil et du sang, renvoyant aux couleurs du drapeau espagnol), deviennent un refuge réconfortant lorsque Miguel, alors en pleine ascension, commence à percevoir la face sombre de sa profession. Entré dans la tauromachie en hors-la-loi (il se fait remarquer en entrant dans l’arène illégalement) il devient matador presque par accident, plus attiré par l’appât du gain que par réelle passion. Encore naïf, il découvre un univers impitoyable dans lequel le torero est autant à la merci du taureau que de la foule extatique qui le hue et l’insulte. Sa vie importe peu et seul le spectacle sanglant et cathartique intéresse les aficionados, comme en attestent les nombreuses scènes d’accidents, parfois graves. Il risque littéralement sa vie pour sortir de la pauvreté et peu à peu, sa renommée et les contrats comptent plus que sa sécurité, poussé par son impressario qui profite de l’engouement passager autour de sa nouvelle poule aux œufs d’or. L’aspirant toréador convainc ainsi ce dernier en lui annonçant avant une corrida « soit je finis à l’hôpital, soit vous me donnez ma chance ». Très elliptique, le scénario suit donc son parcours, de ses débuts dans une petite arène improvisée, faite de bois et de charrettes renversées, aux immenses structures au sein desquels l’homme et l’animal semblent écrasés par la foule omniprésente et omnipotente (incroyable plan tableau où le héros en plein « combat » est surplombé par les spectateurs) et se pare d’une symbolique religieuse. En effet, loin d’être un simple garçon rêvant de succès et de gloire, le protagoniste est présenté comme un martyr, multipliant les rituels (plus par superstition que par foi), entièrement dévoué à sa « mission » et au divertissement, aussi violent (ou barbare) soit-il, en témoigne cette séquence dont le montage fait se succéder des dizaines de mises à mort à un rythme frénétique. Figure sacrificielle, prête à aller au bout pour atteindre un but illusoire (la réussite sociale, la célébrité), Miguelín, en interprétant une version fictionnalisée et tragique de lui-même, devient un véritable personnage de cinéma au cœur d’un film réaliste et bien plus politique que son auteur (interviewé dans les bonus de cette édition) veut bien l’admettre.

(Capture d’écran DVD Le Moment de la vérité © Studio Canal)

Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez  Studio Canal.

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A propos de Jean-François DICKELI

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