Lion d’Or à Venise en 1963, Main Basse sur la ville est à l’image de toute la carrière de Francesco Rosi : éminemment influent (Roberto Savino a toujours revendiqué son impact sur Gomorra) et pourtant encore trop peu célébré. C’est cette injustice que Rimini Editions a décidé de combattre réparer en proposant un mediabook limité comprenant un Blu-Ray et deux DVD, agrémenté de nombreux suppléments ainsi que d’un livre de 100 pages. Tourné un an après le décisif Salvatore Giuliano, œuvre charnière dans la filmographie du cinéaste, il narre comment, grâce à des complicités politiques haut placées, Eduardo Nottola (Rod Steiger), un entrepreneur napolitain, s’est assuré la mainmise sur des terrains devant servir à des constructions d’intérêt public. Poursuivant la veine vériste qu’il poussera plus avant dans Le Moment de la vérité, le réalisateur ausculte les malheurs de sa ville natale, aidé en cela par les fidèles Raffaele La Capria (Le Christ s’est arrêté à Eboli), Enzo Provenzale (Le Défi) au scénario. Que les honneurs soient rendus à Rosi au travers de cette plongée dans les arcanes du pouvoir.
Ancien assistant de Luchino Visconti auprès duquel il apprit une manière de saisir le réel au contact des classes laborieuses sur La Terre tremble, le réalisateur charrie avec lui une image de documentariste. Un statut erroné pour celui qui ne se frottera au genre qu’à l’occasion de Naples revisitée en 1993, comme le souligne le regretté Michel Ciment dans son interview présente en bonus. C’est pourtant bien le projet de départ de Main basse sur la ville : s’intéresser à un scandale de détournement de fonds publics ayant mené à une tragédie similaire à celle qui ouvre le film. Craignant les foudres de la censure (les élus concernés par l’affaire étaient alors encore en place), il opta pour une fiction inspirée de faits réels. Cette ambition initiale ressurgit pourtant de temps à autre, notamment à travers le choix de la prise de son direct (fait rare dans le cinéma italien) ou de ces images de campagne électorale captées au beau milieu de la foule. De plus, hormis Rod Steiger et Salvo Randone (aperçu dans Salvatore Giuliano), le casting se compose entièrement de non-professionnels. Une volonté de brouiller les frontières entre réalité et cinéma qui s’avère payante. Se succèdent devant la caméra du cinéaste des journalistes comme Renzo Farinelli et des hommes politiques de gauche, tel le sénateur communiste Carlo Fermariello, dans le rôle central du conseiller d’opposition De Vita. Le plan aérien introductif suivi de l’impressionnante scène d’écroulement d’immeuble, d’images de cadavres sortis des décombres, marquent quant à eux un désir clair de Rosi de dépeindre Naples de la plus crue des manières, en tant qu’épicentre du mal qui gangrène la nation.
Le cinéaste a bâti une grande partie de sa carrière sur l’opposition fratricide entre le Nord et le Sud. De l’Italie en premier lieu, lui qui était viscéralement Napolitain malgré son arrivée à Rome dans sa jeunesse, mais de manière plus générale des rapports entre deux mondes, entre deux castes. Jean A. Gili relève à juste titre, que même lorsqu’il tourne à l’étranger, avec des acteurs internationaux (Max Von Sydow, Lino Ventura, John Turturro), il creuse inlassablement la même dichotomie. Tous les pays où il pose sa caméra, baignant généralement dans une culture méditerranéenne, présentent les mêmes tensions : la diaspora italienne aux Etats-Unis dans Lucky Luciano, l’Espagne du Moment de la vérité, la Colombie avec Chronique d’une mort annoncée. Toujours les mêmes personnages issus de régions pauvres qui se confrontent au mépris des classes les plus hautes, tant socialement que géographiquement. Michel Ciment parle de cette obsession de Rosi telle une illustration de la lutte entre la rue (vestige du néoréalisme) et le pouvoir, confiant en ses privilèges. Ici, le « miracle économique » (l’équivalent des Trente Glorieuses) est dépeint comme le creuset de la corruption. Les politiques paraissent déconnectés des réalités du peuple. Ils corrigent une faute anodine dans une citation de Cervantès, alors que des familles endeuillées réclament justice à la porte de l’hôtel de ville. Le privé vampirise peu à peu les biens publics, les victimes sont prises en otage, et le maire tente de calmer leur colère en distribuant des liasses de billets avec condescendance. Les débats au sein du conseil municipal, écho à la mise en scène énergique du procès de Salvatore Giuliano, sont une pantomime vaine. Les véritables décisions sont prises en silence, à l’abri des regards, comme le résume ironiquement cette discussion autour de l’importance des sous-sols de Naples. L’argent, mais aussi l’Eglise, attaquée très frontalement dans l’ultime séquence, régissent la vie de la cité. Un tableau où seule manque la mafia, pourtant l’une des cibles favorites du cinéaste. La population ne peut qu’en pâtir, à l’image de cette terre symboliquement malmenée, creusée et défigurée malgré le danger qui menace.
Réalisateur foncièrement engagé contre tout type de corruption, Francesco Rosi ne se montre pas moins critique vis-à-vis du système partisan. La démocratie chrétienne est ainsi dans son collimateur, tout comme le cynisme des élus de tous bords qui ne voient en Eduardo Nottola qu’un rouage facilement interchangeable. Ce dernier, qui se rêve en fondateur omnipotent d’une ville utopique, n’est in fine qu’un pion comme un autre. Loin du génie du mal redouté, l’homme d’affaires, parfaitement incarné par Rod Steiger qui retrouvera le cinéaste dix ans plus tard pour Lucky Luciano, se montre bien plus complexe et ambivalent. Personnage secret que l’affaire a rendu médiatique, il ne tend qu’à retrouver le calme. Il expose d’ailleurs son point de vue face caméra, comme pour s’expliquer les yeux dans les yeux avec le spectateur. Même l’enquête menée par De Vita, confronté directement aux conséquences du drame, tel cet enfant amputé, ne mène à rien. Au fond, tout le monde connaît déjà ses conclusions mais préfère fermer les yeux sur les tractations à l’œuvre. La partie est perdue d’avance et le duel entre passion et raison, cher au metteur en scène selon Michel Ciment, ne connaît qu’une issue, celle des intérêts parfaitement calculés. Inspiré par Jules Dassin et Elia Kazan, Rosi donne à l’ensemble des allures de film noir quasi mythologique. Les notables dominant une maquette de Naples, ou Nottola cloîtré dans son bureau surplombant la ville et entouré de photos de ses rues, sont dépeints en véritables dieux. Démiurges puissamment installés sur leur trône au sommet d’un Olympe bien fragile pour reprendre les mots de Frédéric Mercier. La photo de Gianni Di Venanzo (8 ½, Le Pigeon, L’Eclipse), magnifiée par la restauration proposée par Rimini, joue d’une opposition entre des noirs profonds et des blancs éclatants, illustration cette dimension de tragédie antique. À la fois brûlot politique vertical qui ausculte les sphères étatiques, et drame horizontal à échelle humaine capté au ras du bitume, Main basse sur la ville s’impose comme un jalon essentiel d’une filmographie dont on n’a toujours pas fini de découvrir toutes les richesses.
Disponible en mediabook Blu-Ray/DVD chez Rimini Editions.
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